D’où vient l’indescriptible charme du film de Joseph Mankiewicz ?

Le Fantôme et Madame Muir (L’aventure de Madame Muir si l’on se réfère au titre français) quatrième film de Joseph Mankiewicz sorti en 1947 possède un charme et une poésie particulière que l’on ne retrouve pas forcément dans la suite de la carrière assez éclectique de ce réalisateur. De fait Mankiewicz s’est attaqué à tous les genres ou presque : péplum avec Jules César (1953) (d’après la pièce de Shakespeare il est vrai) et Cléopâtre (1963) ; film d’espionnage avec L’affaire Cicéron (1952); drame familial avec Soudain l’été dernier (1959) (d’après la pièce de Tennessee Williams), western avec Le reptile (1969), huis clos policier avec Le limier (1972) (d’après la pièce d’Anthony Schaffer) son dernier film. Mais sur quels éléments ce charme et cette poésie s’appuient-ils pour atteindre et transporter le spectateur ?

L’intrigue en grande partie fantastique et tirée du roman de R A Dick (pseudonyme de Joséphine Leslie) y contribue au premier chef. Le fantôme qui apparaît ici est facétieux et bourru mais l’on comprend vite qu’il ne veut aucun mal aux vivants et notamment à cette veuve qui vient habiter son ancienne demeure. Dès lors c’est précisément cette relation improbable entre Madame Muir et son fantôme (très loin de tous les stéréotypes que l’on peut trouver dans les films de fantômes), qui nous surprend et nous émeut. De fait plusieurs lectures du film peuvent être pratiquées et l’allégorie du fantôme peut être interprétée comme l’être qui nous manque et que nous imaginons à différents moments de notre vie :
- le doudou de l’enfant (et l’on comprend à la fin du film que la petite fille de Madame Muir semble avoir eu sa propre relation avec ce mystérieux fantôme)
- ou le compagnon que l’on imagine lorsque la solitude devient pesante.

Par delà l’intrigue c’est la poésie des images elles-mêmes qui nous marque. J’avais déjà vu Le Fantôme et Madame Muir il y a plus de vingt ans un soir au cinéma de minuit et je me souvenais encore des ellipses temporelles représentées par le déchaînement des tempêtes maritimes ou par les longues promenades de Madame Muir observant le nom de sa fille Anna gravé sur un poteau et que le temps inexorablement dégrade et efface. Mankiewicz donne déjà ici un aperçu de son génie de la mise en scène que l’on retrouvera dans les films suivants (l’on pense à certaines scènes de La Comtesse aux pieds nus par exemple).

Le tableau représentant le capitaine Gregg, qui joue une grande importance dans le film dans la mesure où il opère le basculement entre la réalité et l’imaginaire, est une autre image marquante du film. Le visage du capitaine se détachant dans la pénombre est effectivement le premier contact que Madame Muir aura avec lui et on ne sait s’il s’agit d’une peinture ou du fantôme lui-même. La représentation se fait chair, s’incarne du moins dans l’esprit de Madame Muir et c’est ici la force des images et ce qu’elle atteint de plus profond en nous qui est en jeu. Car Madame Muir reste le personnage principal de l’histoire et ce portrait de femme annonce un peu tous ceux que Joseph Mankiewicz opèrera par la suite dans Chaîne conjugale (1949), Eve (1950), ou La Comtesse aux pieds nus (1954). Ce tableau représentant le portrait du capitaine Gregg joue donc un rôle central en nous annonçant la présence possible du fantôme, et en nous rappelant son inexistence au sens propre du mot (le fait de ne pas être là), lorsqu’il s’estompera dans l’esprit de Madame Muir pour la laisser vivre une aventure avec un séducteur ; aventure qui s’avèrera, quant à elle, une véritable chimère. Ce ne sera que dans l’au-delà, dans une « vie » post-mortem, que Madame Muir et le capitaine Gregg se retrouveront. Sublime image de la fin du film.

La musique de Bernard Hermann, musicien majeur d’Hollywood au service de nombreux réalisateurs, de Hitchcock (La mort aux trousses, et de nombreux autres films) à Martin Scorsese (Taxi driver) en passant par Brian de Palma (Obsession) ou Truffaut (La mariée était en noir, Fahrenheit 451), doit aussi être soulignée pour son rôle dans l’accompagnement des images et le basculement du récit dans le fantastique. La musique, par une tonalité singulière, participe au mystère du film et de l’intrigue et accompagne fort bien la première apparition du fantôme lorsqu’un travelling arrière qui s’éloigne de Madame Muir endormie nous fait découvrir le capitaine Gregg, être rêvé ou fantôme, l’observant.

Il convient enfin de dire un mot sur la qualité de jeu des principaux interprètes qui rendent crédibles cette improbable rencontre. Joseph Mankiewicz a choisi pour interpréter Madame Muir l’actrice Gene Tierney, figure déjà bien connue d’Hollywood à l’époque. Gene Tierney tournera précisément ses plus beaux rôles au début de sa carrière, notamment avec Laura, film d’Otto Preminger, sorti trois ans auparavant en 1944. A l’inverse l’acteur Rex Harrison qui interprète le fantôme du capitaine Gregg, même s’il n’était plus un inconnu, n’est pas encore à l’apogée de sa carrière. Mankiewicz fera de nouveau appel à lui pour le personnage de César dans Cléopâtre et on le retrouvera également dans Guêpier pour trois abeilles. Mais c’est pour l’interprétation du professeur Higgins dans My fair Lady de Georges Cukor qu’il recevra en 1964 l’oscar du meilleur acteur. Remarquons enfin, de façon plus anecdotique, la présence de Natalie Wood encore enfant (elle n’a que 11 ans) qui interprète Anna, la petite fille de madame Muir. Elle deviendra, comme on le sait, une actrice majeure d’Hollywood quelques années plus tard en jouant par exemple pour Nicholas Ray (La fureur de vivre), John Ford (La prisonnière du désert) ou encore Robert Wise (West Side Story).

Le Fantôme et Madame Muir, j’allais écrire « le fantôme de Madame Muir » même si ce n’est pas son véritable titre est l’un des films les plus romantiques et les plus beaux de Joseph Mankiewicz. Comme dans toute œuvre cinématographique, le récit, les images et la musique ne font qu’UN si bien qu’il est difficile de déterminer un facteur plutôt qu’un autre comme source de notre émotion. Quoi qu’il en soit le charme opère et la vision du film nous procure toujours un immense plaisir. Pour finir qu’il me soit permis ici un souhait, celui de voir projeter, lors de la saison cinématographique prochaine, le dernier film de Mankiewicz Le limier, un chef d’œuvre d’intelligence et, selon de nombreux cinéphiles, son meilleur film.

Eudes GirardCinefil

N° 55 - Décembre 2017