En 1960 le cinéaste anglais Mickael Powell réalisait Peeping Tom rebaptisé Le Voyeur en vue de son exploitation française. L’histoire : Mark Lewis, opérateur dans un studio de cinéma et réalisateur de photographies de charme, maltraité pendant l’enfance par son père, est devenu un jeune homme solitaire et un vrai psychopathe. Ne se séparant jamais de sa caméra, il prétend tourner un documentaire mais s’emploie en réalité à traquer la peur de la mort dans le visage des jeunes femmes qu’il assassine.

L’expression "Peeping Tom" fait référence à la légende d’une certaine Lady Godiva vivant dans l’Angleterre du 11ème siècle et qui aurait chevauché nue dans les rues de sa ville de Coventry pour convaincre son époux le comte de Mercie d’y supprimer les impôts. Ce qu’il accepta de faire par la suite. Un dénommé Tom aurait été le seul curieux à épier (to peep) Lady Godiva et en aurait perdu la vue. Il est question dans cette légende, et cette idée sera reprise dans son film par Mickaël Powell, de la force, de la puissance potentielle des images, de ses effets sur ceux qui les reçoivent, de la responsabilité de ceux qui les conçoivent, les fabriquent et les diffusent.

Rejeté dès sa sortie puis détruit par la critique et les tenants du cinéma britannique de l’époque, Le Voyeur, après avoir brisé la carrière de son réalisateur et avant même d’être redécouvert et réhabilité des années plus tard par plusieurs auteurs/admirateurs de Powell (Martin Scorsese, Bertrand Tavernier), s’est trouvé gratifié d’une descendance artistique pour le moins surprenante. Il est en effet considéré aujourd’hui comme l’œuvre qui aurait pu inspirer le sous genre cinématographique dit du "giallo". Le "giallo" (jaune en italien), est tout d’abord un genre littéraire. Il tient ses origines de la couleur des couvertures de romans policiers populaires publiés en Italie depuis 1929 par les puissantes éditions Mondadori. Ces publications populaires (Gialli Mondadori) ont bénéficié durant des décennies d’une large diffusion et fêtent cette année leur quatre-vingt-dixième anniversaire (une quarantaine de titres étant encore publiés annuellement dans cinq séries différentes).

Cinématographiquement parlant le "giallo" (genre lui aussi spécifiquement italien, apparu dans les années 60, alliant intrigue policière, érotisme et horreur) est rattaché au système dit des "films d’exploitation" que l’on a coutume de définir comme des travaux réalisés sans soin ni qualité artistique et dont la seule perspective est de parvenir à une rentabilité rapide via une promotion racoleuse.

Réalisations à petits budgets destinées aux cinémas de quartier, ces films d’exploitation ont été déclinés en films d’action et d’aventure, en films fantastiques, en films érotiques ou en films dits d’horreur. C’est au sein de ce dernier genre qu’est apparu le fameux "giallo".

Certaines de ces productions sont parvenues à retenir l’attention de cinéphiles sensibles au "cinéma bis" ou "paracinéma" (films de Mario Bava, de Dario Argento). Mais que diable viendrait faire Mickael Powell dans cette galère ? Répondant en première analyse à certains des critères évoqués précédemment (érotisme d’un certain nombre de scènes, intrigue à caractère policier pour savoir quand le héros psychopathe Mark Lewis sera arrêté, sentiment d’effroi à la vue des homicides perpétrés par ce dernier) Le Voyeur ne peut être pourtant assimilé à ces séries B, C…ou Z (ce qui n’est pas le cas de son film homonyme Le Voyeur, production italo - érotique réalisée par Tinto Brass en 1994). Certes, l’auteur du Voleur de Bagdad, du Colonel Blimp, du Narcisse Noir, des Chaussons Rouges, des Contes d’Hoffmann, s’est brisé les ailes avec Le Voyeur et a vu certaines copies de son film (qui ne sera même pas distribué en Angleterre) finir sur le circuit de salles spécialisées dans les séries B à caractère érotique.

A cette époque, son compatriote et confrère Alfred Hitchcock triomphait avec Psychose et devenait à son tour LA référence pour les affidés d’un autre sous genre cinématographique, au nom tout aussi original, le "slasher" (de l’anglais to slash = couper, taillader) qui met exclusivement en scène les meurtres de tueurs en série psychopathes (Halloween, Vendredi 13, Scream en sont les titres phares récents).

Powell et Hitchcock. L’érotomane et le surineur. Pourquoi pas… C’est peut-être le destin d’un grand auteur que d’être cuisiné à toutes les sauces.

Et bien qu’oublié au passage par les animateurs de la politique des auteurs dans les années 50 / 60, Mickaël Powell est un vrai grand auteur, libre et atypique, marginal à l’intérieur d’un système, qui s’est tenu à l’écart des modes et ne s’est associé à aucune école.

Un raconteur d’histoires originales, subtiles, mêlant fantastique, onirisme, invention visuelle, au ton d’une grande liberté.

Même en cas de commande officielle, Powell impose son point de vue, son humanité. Le Colonel Blimp réalisé en 1943, est une ode à l’amitié entre un officier anglais et un officier allemand... Fureur de l’état-major britannique. Le film, non manichéen, sera empêché, mutilé. Pour Le Narcisse Noir, Powell recrée l’Himalaya dans les studios londoniens pour une œuvre magistrale, ébouriffante, racontant l’installation d’une congrégation de religieuses britanniques dans un ancien harem… Nous sommes en 1947.

Les Chaussons Rouges, en 1948, est un film musical tout autant qu’un drame fantastique, une évocation brillante des Ballets Russes, une œuvre jouant avec l’imaginaire, la surprise permanente. C’est visuellement Tim Burton avant l’heure.

Lorsqu’il s’attaque à la réalisation du Voyeur, qui sera finalement son dernier grand film, Mickaël Powell s’est frotté à tous les styles cinématographiques, ce que l’on ressent dans cette œuvre d’une grande richesse. L’un des meurtres perpétrés par Mark Lewis est même précédé d’une longue scène de danse menée magistralement par Moira Shearer que Powell avait précédemment dirigée dans Les Chaussons Rouges.

Powell voulait faire du Voyeur une ode à sa passion du 7ème art, à son métier de réalisateur. Le film devait initialement s’appeler Le Cinéaste. Par-delà cette œuvre théorique sur la peur au cinéma et une réflexion sur la puissance de l’image, il pensait pouvoir parler de son travail, de sa vie d’artiste (le fils de Powell et Powell lui-même interprètent les rôles de Mark Lewis jeune et de son père) sur un ton certes très décalé, c’est sa marque de fabrique, mais abordable et compréhensible pour le public et la critique. Mickaël Powell a toujours fait confiance au public.

Il pensait avoir réalisé un spectacle ambitieux à considérer au second degré, une œuvre de divertissement, presque légère. Et Powell de déclarer : « je comprenais très bien ce technicien de l’émotion (Mark Lewis interprété par Carl Boehm alias l’empereur François-Joseph de la série des Sissi) qui ne peut approcher la vie que comme un metteur en scène et en souffre atrocement, moi qui découpe et monte tout ce que je vois dans la rue ».

Mais Powell, pourtant habitué aux prises de risques et aux défis professionnels, s’est trompé.

La vision baroque du film qui est comme une expression visuelle de la psychose du personnage, une vision déformée du monde qui l’entoure, associe aux meurtres et convie le spectateur, en première ligne, aux côtés du voyeur/assassin, dans un sentiment de presque empathie pour cet ancien enfant martyr.

Le public et la critique de 1960 n’étaient pas disposés à accepter cette proposition et ont analysé le film au premier degré. Celui de "l’abject, de l’ignoble". Celui du "giallo".

Plutôt que de s’interroger sur la nature des liens entre Le Voyeur de Mickael Powell et le genre "giallo" on retiendra cette appréciation de Martin Scorsese sur le film : « J'ai toujours pensé qu'avec Le Voyeur et , tout ce que l'on pouvait dire sur le cinéma était dit ».

En définitive, si Le Voyeur, œuvre parricide, se passe fort bien d’une filiation artificielle avec le "giallo" voire le "slasher" ou le "snuff" (morts réelles filmées), il est en revanche très compréhensible que ces sous genres cinématographiques se soient sentis tout auréolés d’un si glorieux et immérité aïeul.

Philippe Lafleure

Cinefil N° 57 - Mai 2019