Au moment où la Cinémathèque nous offre l’occasion de revoir (ou de découvrir) Les deux anglaises et le continent, les éditions Gallimard publie un recueil de textes écrits par François Truffaut entre 1954 et 1958, pour le magazine Arts-Spectacles. Heureuse coïncidence qui permet de mesurer l’importance de l’écrit dans la construction de l’homme et du cinéaste, comme dans son développement artistique.

Onzième long-métrage de François Truffaut, Les deux anglaises et le continent, est sa seconde adaptation d’un roman d’Henri-Pierre Roché. Réalisé dix ans après Jules et Jim, le film est construit sur une trame narrative identique (l’impossible relation d’un trio amoureux) mais dans laquelle les rôles se trouvent inversés : alors que Catherine ne parvenait pas à choisir entre Jules ou Jim, c’est un jeune homme, Claude, qui dans Les deux anglaises et le continent est tiraillé entre deux sœurs avec lesquelles il nouera, successivement, une relation aussi fiévreuse que chaotique. «Si on n’aime pas entendre parler d’amour au cinéma, il ne faut pas aller voir Les deux anglaises» confiait Truffaut à une journaliste en novembre 1971 (1). Comme c’est le cas dans nombre de ses films, les désirs amoureux et leur difficile (impossible ?) épanouissement dans une relation physique est effectivement le sujet des Deux anglaises, que Truffaut développe ici de manière particulièrement pessimiste, déroulant jusqu’au malaise l’écrasante mélancolie des amours contrariées qui rapprochent puis déchirent les trois personnages principaux.

«Ni avec toi ni sans toi». La maxime utilisée par la narratrice de La femme d’à côté pour décrire la relation destructrice du couple interprété par Fanny Ardant et Gérard Depardieu, s’applique parfaitement au chassé-croisé amoureux de Claude et des deux anglaises qui ne cessent de se chercher, de se frôler, de s’enlacer sans jamais parvenir à se trouver complètement ni, par ailleurs, à renoncer à des sentiments qui les dépassent et semblent se heurter en permanence à d’innombrables obstacles. Obstacles géographiques, comme le suggère le titre même du film (notons qu’au titre original du roman Deux anglaises et le continent, Truffaut a ajouté un article défini qui, en appuyant sur l’exclusivité de la relation, en renforce la dimension fatale et tragique), linguistiques (bien que les personnages soient bilingues, leurs accents respectifs indiquent formellement qu’ils ne parlent pas la même langue), moraux (il apparaît clairement que les principes éducatifs des deux familles, dont la figure du père est notablement absente, entravent le déploiement des relations amoureuses) et surtout affectifs. « La vie est faite de morceaux qui ne se joignent pas. » constate Claude avec dépit. Si aucun des trois personnages ne sait durablement combler l’espace qui les sépare (nombreux sont les cadrages qui, ainsi, isolent les corps derrière les barreaux d’un escalier, l’encadrement d’une porte ou la vitre d’une fenêtre), c’est sans doute parce que, malgré la sincérité apparente de leurs sentiments, ils ne parviennent jamais à se rejoindre au bon endroit au bon moment et entretiennent inconsciemment un système d’attirances et de rejets alternés, déjà énoncé en introduction de Jules et Jim par la formule fameuse : «Tu m’as dit ″Je t’aime″, je t’ai dit ″Attends″. J’allais dire ″Prends moi″, tu m’as dit ″Va-t’en″ » qui peut renvoyer directement à l’impayable sentence lacanienne : « L’amour, c’est offrir à quelqu’un qui n’en veut pas quelque chose que l’on n’a pas

Dans cette histoire assez déprimante, ce sont, comme toujours chez Truffaut, les femmes qui chacune à leur façon prennent les choses en main, face à un personnage masculin apparaissant, en comparaison, excessivement apathique pour ne pas dire insupportablement velléitaire. L’une, Muriel (Stacey Tendeter), sorte d’apparition fantasmée que Claude découvre d’abord sur une photographie prise alors qu’elle n’a que dix ans, puis, après quelques rendez-vous sans cesse différés, les yeux bandés, choisissant les moments où elle accepte de regarder le garçon comme si elle voulait en morceler la rencontre. L’autre, Ann (Kika Markham), volontaire et entreprenante, qui met tout en œuvre pour rapprocher Claude de sa sœur, avant, ayant quittée sa maison, sa famille et son pays, d’entraîner le jeune homme dans son lit. Les deux personnalités, distinctes mais complémentaires, dessinent la même silhouette d’un idéal féminin alliant l’esprit et la chair, l’élan sentimental et la pulsion sexuelle, ou, pour le dire autrement, la maman et la putain. L’impossibilité de Claude à vivre complètement cet amour tient sans doute à l’extrême difficulté de faire coïncider son propre désir avec celui de l’autre lorsque, bien souvent, ″la réalité dépasse la fiction″. Cette impossible équation, Truffaut tente de la résoudre par le cinéma, outil de représentation et de sublimation qui permet de réécrire la vie en mieux. « Les films sont plus harmonieux que la vie. » fera-t-il ainsi dire au personnage qu’il incarne lui-même dans La nuit américaine, avant d’ajouter « Il n'y a pas d'embouteillages dans les films, pas de temps mort. Les films avancent comme des trains, (…) comme des trains dans la nuit. »

Lorsqu’il réalise Les deux anglaises et le continent, François Truffaut sort à peine d’une profonde dépression consécutive à la rupture brutale d’une relation qu’il entretenait avec son actrice de La sirène du Mississippi, Catherine Deneuve, dont il avait fait tourner la sœur, Françoise Dorleac, quelques années auparavant dans La peau douce. Comme l’écrivent Antoine de Baecque et Serge Toubiana dans leur biographie du cinéaste : « La douleur physique et spirituelle est la matière [des Deux anglaises et le continent], douleur des personnages soumis aux épreuves des affections vives. Ces souffrances éclairent d’une lumière crue le mal être d’un cinéaste qui, lui aussi, a aimé deux sœurs, l’une l’ayant quitté dans la mort, l’autre l’ayant quitté pour la vie. » (2) En choisissant d’adapter le roman de Roché, Truffaut ne cherche donc pas seulement à raconter une histoire d’amour mais, en utilisant les souvenirs d’un autre dans une étonnante mise en abyme de sa propre histoire, à exorciser sa douleur en la faisant passer par le filtre des mots avant de la mettre en images. Il s’approprie ainsi véritablement les mots du romancier au point qu’il aurait sans doute pu affirmer, comme son personnage principal (incarné par Jean-Pierre Léaud, son double de cinéma depuis Les Quatre cents coups), lorsqu’est publié le roman dans lequel il raconte sa relation avec les deux anglaises : « Je suis mieux à présent. J’ai l’impression que ce sont les personnages du livre qui vont souffrir à ma place ».

De tous les films de François Truffaut, Les deux anglaises et le continent est celui dans lequel l’écrit tient la place la plus importante. Dès le générique, Truffaut fait non seulement entrer le spectateur dans son film par le livre d’Henri-Pierre Roché, qui apparait en fond d’écran tandis que s’affichent les noms des acteurs ou techniciens, mais, plus encore, l’invite à suivre le chemin qu’il a lui-même parcouru lorsqu’il a découvert le roman : d’abord le titre, puis le texte de présentation de la quatrième de couverture, les chapitres ensuite et, enfin, le texte annoté de la main du réalisateur, mots soulignés, phrases encadrées, notes et commentaires divers qui serviront à l’adaptation, au passage du roman au scénario puis au film. Contrairement à Jules et Jim, la construction des Deux anglaises et le continent n’est pas celle d’un roman classique. « Il ne s’agit pas d’un récit linéaire mais d’une suite d’éléments littéraires présentés comme des documents réels : extraits de journaux intimes, lettres, monologue. A plusieurs endroits, Roché divise les pages en deux colonnes pour confronter le journal intime d’une des deux sœurs et celui du héros » explique Truffaut dans un texte de présentation consacré au romancier. Cette forme particulière, qui souligne la distance entre les protagonistes, se retrouve en partie dans le film construit sur des éléments narratifs dont l’artificialité est manifeste : la voix off (celle du réalisateur lui-même dont la diction si particulière agace souvent certains spectateurs qui y voient le stigmate d’un ton et d’un rythme cinématographiques spécifiquement truffaldien auxquels ils sont peu sensibles), le monologue d’un personnage cadré face caméra ou suivi en travelling alors qu’il marche dans la rue (dans un contexte autrement dramatique, la scène renvoie aux déambulations des hommes-livres de Fahrenheit 451 qui incarnaient littéralement une œuvre littéraire dont ils préservaient la mémoire).

Le rôle essentiel de la littérature dans la vie de François Truffaut est bien connu. Avant même sa découverte du cinéma, les auteurs classiques lui ont offert un espace d’évasion en même temps sans doute qu’un outil de compréhension de l’âme humaine et des problèmes existentiels auxquels il était confronté. C’est également par l’écrit qu’il entre dans le cinéma lorsqu’à une période difficile de sa vie, André Bazin, grand animateur des réseaux d’éducation populaire de l’après-guerre et co-fondateur des Cahiers du cinéma, lui propose d’écrire ses premières critiques de films. Bien vite le style de Truffaut s’affirmera, lui forgeant une réputation de férocité ou de méchanceté, que certains ne lui pardonneront jamais, l’accusant d’être devenu un cinéaste plus conventionnel que ceux auxquels il reprochait de s’abandonner à ce qu’il qualifiait de "tradition de la qualité". Ne retenir que le versant polémique, voire pamphlétaire de l’écriture de Truffaut reviendrait à réduire la portée de sa démarche critique et par suite à en donner une vision erronée. Si les textes réunis par Gallimard montrent effectivement un auteur capable de la plus grande agressivité, s’abandonnant parfois à la pire mauvaise foi lorsqu’il s’agit d’attaquer un film qui lui déplait (le but avoué étant de dissuader les lecteurs d’aller le voir), au risque de commettre des erreurs de jugement sur lesquelles il saura revenir, en s’amendant, quelques années plus tard (comme il le fera à propos de L’Homme tranquille de John Ford qu’il n’a pourtant pas hésité à traiter de «plus surestimé des cinéastes de seconde zone» (3)), ils témoignent avant tout d’un tempérament passionné et d’un engagement radical. Le critique hargneux qui attaque brutalement une œuvre, un homme ou un système, est aussi un cinéphile qui sait faire preuve d’un extraordinaire pouvoir de persuasion lorsqu’il s’agit de défendre un film ou un cinéaste, à ses yeux sous-estimés ou insuffisamment reconnus, et multiplier les articles pour vanter les mérites, par exemple, d’Un condamné à mort s’est échappé de Robert Bresson ou de Lola Montes de Max Ophuls. L’apprentissage du cinéma, commencé dans les salles, devant des films vus et revus, se prolonge dans l’écriture de critiques qui, progressivement, ne se contentent plus de juger de l’excellence ou de la médiocrité d’un film mais, en tentant d’expliquer pourquoi il n’est pas réussi ou ce qui aurait pu le rendre meilleur, affirment une vision de cinéaste en devenir. « Lorsque j’étais critique, je pensais qu’un film, pour être réussi, doit exprimer simultanément une idée du monde et une idée du cinéma » écrira Truffaut en 1975 (4). En critiquant les films des autres, en essayant de comprendre pourquoi ils le touchaient ou non, il en vient progressivement à réfléchir à la façon dont il aurait procédé, lui, pour faire coïncider ces deux idées.

« Marguerite Duras n’a pas écrit que des conneries, elle en a aussi filmées » affirmait Pierre Desproges. Certains pourront être tentés d’appliquer la formule, que chacun, en fonction de l’attachement qu’il porte à l’auteur d’India song et de La douleur, jugera drôlement méchante ou méchamment drôle, à François Truffaut. Quel que soit l’attirance ou le rejet, l’admiration ou l’indifférence, l’affection ou l’agacement, que l’on éprouve pour ses films ou pour sa prose (ou pour les deux à la fois), force est de constater qu’il laisse une œuvre extraordinairement cohérente. Celle d’un homme qui abordait la vie avec pessimisme mais vivait le cinéma avec passion.

(1) entretien avec Yvonne Baby – Le Monde, 25/11/1971

(2) François Truffaut : biographie, Antoine de Baecque et Serge Toubiana - Gallimard, 1996

(3) Ce n’est qu’un au revoir de John Ford ; François Truffaut – Arts n°257, août 1957

(4) A quoi rêvent les critiques ? in Les films de ma vie, F. Truffaut

Olivier Pion

Cinefil N° 57 - Mai 2019