Carlos Saura est un réalisateur espagnol né en 1932 qui a dû, aux débuts de sa carrière cinématographique, affronter et déjouer la censure du gouvernement de Franco. Malgré tout, il a très vite acquis une renommée internationale, notamment avec deux films qui dénoncent de manière subtile et originale les tares de la société franquiste, La Cousine Angélique et Cría cuervos qui ont obtenu à Cannes, en 1974 et en 1976, le Grand Prix du Jury. Après la mort de Franco, en 1975, il réalise des films plus légers, Maman a cent ans (1979), ou renouent avec les films-enquêtes de ses débuts, Vivre vite (1980).

Et en 1981, il choisit de travailler sur le projet d’un film musical avec le chorégraphe flamenco Antonio Gades et il réalise Noces de Sang, un ballet mis en scène par Antonio Gades et inspiré de la pièce de théâtre de Federico García Lorca. Le ballet existait déjà en tant que tel et Carlos Saura, en filmant ce ballet déjà créé, y a ajouté sa propre vision cinématographique : il ne filme pas le ballet dans une salle de spectacle mais bien plutôt un filage. Cependant le spectateur oublie très vite l’artifice pour se laisser happer par l’histoire tragique que raconte la pièce de Lorca. Le film qui est une adaptation à plusieurs niveaux, d’abord une œuvre théâtrale, puis un ballet et enfin un film, connaît un grand succès populaire.

En 1983, la collaboration entre Carlos Saura et Antonio Gades reprend avec Carmen. Presque en même temps que le tournage du film, Antonio Gades met en scène le ballet qui sera représenté pour la première fois à Paris en mars 1983 et joué ensuite sur toutes les grandes scènes internationales. Comme Noces de Sang, Carmen est le récit d’une mise en scène où se conjuguent, dans une sorte de mise en abyme particulièrement réussie, la littérature avec la nouvelle de Prosper Mérimée, la musique avec l’opéra de Bizet, la danse avec le flamenco accompagné par le guitariste Paco de Lucía, et le cinéma. La trame du film est la suivante : Antonio, un chorégraphe espagnol célèbre, veut monter un ballet sur la musique de l’opéra de Bizet, Carmen, mais il cherche désespérément la danseuse capable de danser le rôle de l’héroïne principale. Il la trouve enfin et non seulement, elle est celle qu’il recherchait mais elle s’appelle aussi Carmen. Les répétitions peuvent commencer avec Antonio, qui joue le rôle de Don José, l’amant malheureux de Carmen, et la belle Carmen ! Mais à ce moment-là, une nouvelle mise en abyme se met en place puisque la mise en scène de Carlos Saura entretient la confusion : est-ce une simple répétition à laquelle le spectateur assiste ou est-ce une version moderne de l’histoire écrite par Prosper Mérimée où les danseurs ne préparent plus un spectacle mais vivent une vraie passion ? Toute la réussite du film tient dans cette ambiguïté constante de la mise en scène.

En 1986, Carlos Saura et Antonio Gades renouvellent leur collaboration avec L’Amour sorcier, inspiré de l’œuvre de Manuel de Falla. Mais cette fois Carlos Saura ne filme plus une répétition, il choisit un décor très théâtral et plutôt irréaliste pour représenter un village de gitans, cabanes ruinées, sol en sable, poteaux télégraphiques, carcasses de voitures… et pour mettre en scène une histoire de passion et de mort où le fantôme du mari tué revient hanter les vivants pour être un obstacle à l’amour ! L’artifice de la mise en scène dans un décor volontairement reconstitué et aux couleurs très contrastées, le recours à un symbolisme trop appuyé nuisent quelque peu à la magnificence des scènes de ballet.

Fin janvier 1989, dans un ultime échange avec le cinéma, Antonio Gades présente pour la première fois au Théâtre du Chatelet de Paris le ballet que Carlos Saura avait filmé. Cette fois, le titre du spectacle est Fuego. De son côté, Carlos Saura continuera à filmer la musique et la danse, le flamenco toujours, le tango aussi, mais L’Amour sorcier marque la fin de la collaboration entre un danseur remarquable, Antonio Gades, et un réalisateur espagnol qui aura marqué de son empreinte indélébile le cinéma de l’époque du franquisme et de l’après-franquisme.

Catherine Felix

Cinéfil n°58 - Septembre 2019