Du 12 au 16 novembre, s’est déroulé à Orléans ce qui devait être, en septembre 1939, le tout premier festival de Cannes, mais avait été annulé pour cause de seconde guerre mondiale. Si le jury et les invités (et sans doute le public) n’étaient évidemment pas les mêmes que ceux qui avaient été initialement prévus, la sélection de films a, quant à elle, été reprise à l’identique.

 

Cannes 1939 : une aventure extraordinaire et tragique

Dans les années 1930, tandis que le cinéma, en plein essor, est dominé par Hollywood, un festival international s’est fait une place éminente : la Mostra de Venise.
En 1937, Jean Renoir y est primé avec La Grande illusion, film dans lequel Jean Gabin, prisonnier des Allemands, annonce la reprise de Douaumont et entonne la Marseillaise. Lors de la projection, la scène est applaudie, au grand dam des représentants nazis. Goebbels et Mussolini en prennent prétexte pour transformer Venise en outil de propagande politique et, l’année suivante, la Mostra couronne le documentaire allemand, Les Dieux du stade de Leni Riefensthal ainsi qu’un navet italien du Comte Ciano, gendre de Mussolini. Dès le lendemain, la délégation française se met en tête de trouver une alternative à Venise qui est devenu un instrument de propagande fasciste. Le ministre de l’Education nationale et des Beaux-arts, Jean Zay, par ailleurs passionné de cinéma, soutient ce projet alors qu’Hollywood décide de ne plus aller à Venise. Cette concordance entre la culture et la politique va déboucher sur le Festival de Cannes dont la création sera difficile et semée d’incertitudes. Le gouvernement français dirigé à ce moment-là par Édouard Daladier mène, sous l’égide de Georges Bonnet, une politique étrangère dite de « l’apaisement » complètement alignée sur l’Angleterre. Nul ne veut irriter ou risquer de mécontenter l’Italie et l’idée de lancer un festival qui viendrait concurrencer la Mostra ne fait pas l’unanimité. Il faudra attendre l’invasion totale par Hitler de la Tchécoslovaquie, déjà honteusement abandonnée à Munich, pour que Jean Zay reçoive le feu vert du gouvernement. Il est décidé que le festival aura lieu en septembre 1939, à Cannes. Pourquoi Cannes ? Parce que c’est le bord de mer, les infrastructures existent, les hôteliers locaux - qui voient l’occasion de prolonger la saison estivale de trois semaines – s’engagent à fond. Très vite, une alliance se fait avec Hollywood, de tendance plutôt démocrate, qui veut garder un accès au marché européen pour distribuer sa production cinématographique. Le festival se construit en trois mois seulement. Les sélections se font à une vitesse record et des acteurs prestigieux comme Cary Grant et Gary Cooper sont annoncés. Tous les pays hors du champ de l’axe italo-allemand veulent être de la partie. Même l’Union soviétique annonce sa venue avec un de ses meilleurs réalisateurs, Mikhael Romm.
Cette performance et ce projet, à tous points de vue remarquables, vont pourtant être tragiquement interrompus. Signe prémonitoire : le 22 août 1939, le bal des Petits lits blancs qui servait d’avant-première pour le festival se termine sous les trombes d’eau d’un orage dévastateur. Le lendemain, c’est l’annonce glaçante du pacte germano-soviétique dont on sait qu’il signifie la guerre. Les choses vont alors très vite. Le 29 août, Jean Zay annonce l’annulation du festival. Hitler envahit la Pologne le 1er septembre, à la suite de quoi la France et la Grande Bretagne déclarent la guerre à l’Allemagne.
Jean Zay a 35 ans. Il démissionne du gouvernement, au sein duquel il a, en tant que ministre produit une œuvre exceptionnelle et s’est opposé vigoureusement aux honteux accords de Munich, pour s’engager dans l’armée et défendre son pays. Détenu dans les geôles de Vichy, il sera lâchement assassiné par la milice en juin 1944. Son corps ne sera retrouvé qu’en 1946, année du premier Festival de Cannes en titre, sans que son nom soit seulement évoqué. Ce manque de reconnaissance, sans doute dû au fait que, malgré son action de résistant, Jean Zay n’était ni gaulliste, ni communiste, durera longtemps. En 2016, son corps est transféré au Panthéon et l’année suivante, enfin, la ville de Cannes installe une stèle en hommage au créateur de l’un des plus importants festivals de cinéma au monde.
A Orléans, ville dont il avait été le représentant à l’Assemblée Nationale, un « Cercle Jean Zay » s’était constitué. C’est en son sein qu’est née la noble et judicieuse idée de refaire, en novembre 2019, le Festival de Cannes 1939, celui qui n’a jamais eu lieu.

Sur (quelques films de) la sélection

En 1939, le cinéma atteint une sorte de maturité. Parlant depuis dix ans, il produit ses premiers films en couleur et, dominé par Hollywood avec ses prestigieuses grandes firmes et ses stars mythiques dont les noms font rêver, est devenu, comme tout ce qui passe entre les mains des Américains, une véritable industrie. C’est aussi le plus grand art populaire de masse.
Le cinéma français, pour sa part, produit des œuvres de grande qualité, souvent récompensées mais, si la période du Front Populaire a été particulièrement féconde, les films retenus pour le premier festival de Cannes ne sont pas forcément à la hauteur de cette réputation.

Pacific Express de Cecil B. De Mille
L’année même de La Chevauchée fantastique de John Ford, alors que le western est à un tournant de son histoire, Cecil B.De Mille, surnommé en France « Cécil billet de mille » pour son image de puissant et réactionnaire réalisateur de superproductions, offre, avec Pacific Express, un film à la gloire de la liberté, façon américaine. L’action se situe après la guerre de sécession, à un moment où le pays éprouve le besoin de se rassembler. Idée symbolisée par la construction d’un chemin de fer qui doit réunir deux lignes partant, l’une de l’Est, l’autre de l’Ouest. Deux compagnies se livrent un combat acharné pour être la première au rendez-vous de jonction prévu. L’une est loyale, l’autre pas, mais toutes deux sont acquises à la gloire du capitalisme. Servi par une mise en scène alternant la rigueur de la composition avec des moments de pure démesure, le film prend l’allure d’une véritable épopée où les protagonistes s’affrontent à la nature accidentée, aux indiens bien sûr, assez vilainement caricaturés, mais aussi et surtout entre eux. Joël Mc Crea incarne superbement l’homme d’ordre au grand cœur face à une Barbara Stanwyck, pétillante et ambiguë, dont le caractère bien trempé (qualité d’ordinaire considérée comme masculine) plus encore que le charme (caractéristique « spécifiquement féminine », comme chacun sait), impose le respect. Le féminisme n’était pas la caractéristique majeure de C.B.De Mille !

Le Magicien d’Oz de Victor Flemming
Voyage dans l’imaginaire répondant au besoin de dépaysement et d’insouciance qui se fait sentir alors que les Etats-Unis sont encore marqués par le krach de 1929 et que la crainte de la guerre s’intensifie, Le Magicien d’Oz aura usé pas moins de quatre réalisateurs renommés : Richard Thorpe, l’auteur d’Ivanhoë (1952), George Cukor, celui de My Fair Lady (1964), King Vidor, pour les scènes du Kansas, et le flamboyant Victor Flemming, qui signera le célèbre entre tous Autant en emporte le vent en 1939 également. À partir d’un best-seller de la littérature enfantine, Victor Flemming réalise une comédie musicale magistrale, narrant le passage de l’enfance au monde adulte, mais aussi un hommage au cinéma, figuré ici par une lanterne magique, où le rêve remplace la réalité. Acteurs, décors, costumes, musique, tout est travaillé avec minutie dans ce film, que Judy Garland toute jeune débutante, illumine de sa personnalité et de son déjà immense talent. C’est un des premiers films à utiliser le tout nouveau procédé du Technicolor et les couleurs sont travaillées avec une grande habileté (le vert, par exemple, porte son ambivalence d’anesthésiant et de contentement de soi versus sa face inquiétante de méchanceté et de sorcellerie). Le film développe, sous forme de fable, l’idée que promeuvent depuis toujours les dirigeants américains : il n’est pas besoin d’aller chercher loin ce qui se trouve déjà tout proche, en soi-même.

Seuls les anges ont des ailes de Howard Hawks
Howard Hawks s’est essayé à tous les genres de films. Seuls les anges ont des ailes appartient à celui du film d’aventures. Comme souvent chez Hawks, l’action, située dans un pays imprécis qui pourrait se trouver en Amérique du sud, se développe dans une sorte de huis clos et reprend les ingrédients typiques du réalisateur : un groupe d’hommes isolés du monde, chargés d’une mission impossible à accomplir ; le rejet par une communauté de celui qui a failli au code de l’honneur ; la femme comme élément perturbateur (comme dans Rio Bravo, Eldorado, ou Le Port de l’Angoisse) ; le refus de tout sentimentalisme ; l’alternance de moments d’action forts et de calme relatif ; le mélange du drame et de la comédie. Aux côtés de Cary Grant, en héros dur, la subtile et passionnée Jean Arthur côtoie une Rita Hayworth, inquiétante et déjà rayonnante de beauté, qui apparaît dans l’un de ses premiers rôles.

La Loi du Nord de Jacques Feyder
Jacques Feyder est, depuis 1936 et son excellent film La Kermesse Héroïque, un cinéaste renommé. Il réalise avec La Loi du Nord, un film sombre, typique de l’état d’esprit français de 1939, lorsque la flamme du Front Populaire semble s’éteindre dans une atmosphère de désenchantement. À l’image de la sélection française qui regroupe des réalisateurs de premier ordre, le film de Feyder, rarement projeté et plutôt devant les professionnels du cinéma, se développe en mode mineur. L’action, située dans le Grand Nord, aperçu furtivement, se concentre le plus souvent dans l’espace oppressant d’une cabane perdue, d’une tente légère plantée dans la neige, ou dans une grotte peu rassurante où les passions frôlent le crime et la transgression. Michèle Morgan, dont la beauté fascinante et inquiétante, subjugue et annihile les hommes, est au centre d’un chassé-croisé dont l’originalité tient au fait que le classique trio amoureux est remplacé par un quatuor, composé de trois hommes et d’une femme. Il faut l’immense talent de Charles Vanel pour tenir ce rôle pathétique et improbable de garde forestier, talent qui ne se retrouve pas chez un Pierre-Richard Willm manquant d’authenticité.

Lénine en 1918 de Mikhaël Romm
Voir un film soviétique, en 1939, en France, est déjà en soi un événement : aucun n’est visible en Occident à cette période où on craint la « contagion communiste », de même qu’aucun film étranger n’est projeté en U.R.S.S. où on craint la « propagande capitaliste ». Les circonstances politiques au printemps 1939, avec l’idée de faire alliance contre les puissances fascistes de l’axe, ont sans doute joué leur rôle. Toujours est-il qu’il est bien prévu et monté dans l’urgence une sélection soviétique. Lénine en 1918 est la suite d’un premier film, Lénine en Octobre, réalisé par le même Mikhaël Romm en 1937, dans lequel l’acteur Boris Chtchoukine tenait déjà le rôle de Lénine. Dans ce film, qui est bien sûr le reflet d’une lecture bolchevique de l’Histoire, comme dans toutes les productions soviétiques de la période, les personnages sont classés en trois groupes : les grands dirigeants (Lénine, Gorki, ...) ; les bons citoyens, c’est à dire le peuple ; les ennemis, contre-révolutionnaires, occidentaux et consorts (l’obsession de l’encerclement par les ennemis intérieurs et extérieurs est palpable). La veine d’Eisenstein se retrouve dans les scènes telles que celle du meeting de Lénine dans une grande usine, à la sortie duquel il sera gravement blessé dans un attentat, ou encore des charges héroïques et victorieuses des soldats russes pour repousser les ennemis hors des frontières. Lénine en 1918 est, tout comme Le Cuirassé Potemkine, un grand moment de cinéma et un digne représentant de ce « style soviétique » qui allait inspirer nombre de metteurs en scène dans le monde.

Espoir, Sierra de Terruel de André Malraux
Tout festival comporte une partie hors-compétition. Celle du Festival de Cannes 1939 regroupe, choix pertinent des organisateurs, Alexandre Nevski de S.M. Eisenstein, La Bête Humaine et La Règle du Jeu de Jean Renoir, Espoir, Sierra de Terruel d’André Malraux. Ce film, le seul d’André Malraux, fut tourné en 1938 dans des conditions très difficiles dues à la guerre civile en Espagne, bien sûr, et à un manque criant de matériels. Le film ne sortira pas en France cette année 1938, en raison de la pression exercée par Philippe Pétain, alors ambassadeur de France en Espagne, et il faudra attendre 1945 pour le découvrir. Inspiré de son roman du même nom, L’Espoir, le film relate la guerre d’Espagne avec ses faits d’armes de la part des Républicains espagnols, opposés aux troupes franquistes, et rejoints par des engagés volontaires qui forment les fameuses Brigades internationales. C’est le combat de « La Liberté ou la Mort ». Film à la fois sobre et lyrique, il constitue l’une des premières tentatives françaises (réussies) de cinéma vérité. Malraux en est l’auteur complet, puisqu’il l’a écrit, dialogué, réalisé et même monté. Le contexte politique peut être considéré comme un personnage à part entière : la Guerre d’Espagne est un catalyseur des passions, vécues non pas par des individus mais par une communauté déchirée dans sa chair. La longue séquence finale, avec sa chaîne infinie de combattants à flanc de montagne, est emblématique de ce combat de tout un peuple soudé pour leur liberté, et on sent dans ce type de séquence, l’influence des grands mouvements de foule des films d’Eisenstein, ce qui n’est pas le moindre compliment.

Le palmares 2019

Le jury, présidé par Amos Gitaï, réalisateur, était composé de Julie Bertucelli, Pascale Ferran, Yannick Haënel, Lazlo Nemes, Jérôme Prieur, Catherine et Hélène Zay.

Grand Prix : Mr Smith au Sénat de Frank Capra
Prix du Jury : L’Enfer des Anges de Christian Jaque
Prix de la mise en scène : Elle et Lui de Leo McCarey
Prix d’interprétation féminine : Marina Ladymina dans les Tractoristes d’Ivan Pyriev et Irène Dunne dans Elle et Lui de Leo McCarey
Prix d’interprétation masculine : James Stewart dans Mr Smith au Sénat de Franck Capra et Harry Baur dans l’Homme du Niger de Jacques de Baroncelli
Prix du scénario : Mademoiselle et son bébé de Garson Kanin
Prix technique : Le Magicien d’Oz de Victor Flemming
Prix de la mention historique : La Grande Solution de Hugo Haas
Prix spécial : Alexandre Newski de Sergei M. Eisenstein
Prix du jury lycéen : Mr Smith au sénat, L’Enfer des anges, Le Magicien d’Oz
Prix du public : Pacific Express de Cecil B.de Mille

Replacé dans le contexte politique et cinématographique de 1939, le choix d’attribuer le Grand Prix à Mr Smith au Sénat de Franck Capra parait justifié et compréhensible. Ce film, l’un des plus fameux et des plus typiques de Franck Capra, est un hommage à l’idéalisme et au civisme, valeurs chères à son auteur, qui résonnait d’une manière particulière dans cette période où le bruit des bottes, avant celui des canons et des bombes, se faisait entendre.

Ce remarquable festival, conclu par ce bon palmarès, appelle autant de réflexions historiques que cinématographiques, et laisse espérer des suites que ses organisateurs ont d’ores et déjà annoncées. C’est vraiment ce qu’on peut souhaiter.

Gérard Gaumé

Cinéfil N° 59 - Décembre 2019