La Cinémathèque propose régulièrement des séances intitulées « une soirée, deux films », dont l’intérêt principal tient au fait que la double programmation offre, selon le principe bien connu de la supériorité du tout sur la somme des parties, la possibilité au spectateur d’approfondir la connaissance d’un auteur ou l’analyse d’une thématique. Le 7 octobre dernier, la soirée « Sorcellerie dans le Grand Nord », permettait ainsi de découvrir deux films rares mettant en scène, chacun à leur manière et dans des styles différents, des sorcières aux prises, à la fois, avec leurs propres pouvoirs et une société qui a du mal à les accepter.

 

Adapté d’un conte des frères Grimm, Quand nous étions sorcières (Nietzchka Keene – 1990), suit deux sœurs, Katla et Margit qui, fuyant leur village après que leur mère, soupçonnée d’être une sorcière, ait été lapidée et brûlée, trouvent refuge chez un paysan veuf et son petit garçon. Alors que Katla, l’ainée, s’attire l’inimitié de l’enfant en entreprenant de séduire son père, Margit, encore adolescente, s’en rapproche au contraire en partageant avec lui le deuil d’une mère. Dans Le Renne blanc (Erik Blomberg – 1952), Pirita, jeune femme vive et intrépide, séduit Aslak autant par sa beauté que par sa capacité à tenir un troupeau. Mais une fois mariée et lassée de devoir attendre à la maison son mari parti chasser, Pirita fait appel à un chamane qui lui donne un filtre d’amour avant de découvrir que la jeune-femme est dotée de pouvoir magique : métamorphosée en renne blanc, elle attire les hommes et les tue. Au-delà de leurs différences de forme (le style sobre, voire austère, et le rythme lent du film de Nietzchka Keene, porté par une image en noir et blanc délicatement contrastée, renvoie aux univers du Bergman de La Source (1960) ou au Dreyer d’Ordet (1955) ; alors que Le Renne blanc avec ses courses de traineaux conduits par des villageois en costumes traditionnels, dans des paysages immaculés qui créent une atmosphère mêlée de réalisme et de merveilleux, évoque volontiers une sorte de Nanook l’esquimau (Robert Flaherty – 1922) filmé dans le style de La Belle et la bête – et ce n’est sans doute pas un hasard si le film, présenté à Cannes en 1953, y reçut le Prix international du film légendaire (!) lorsqu’on sait que Jean Cocteau était, cette année-là, président du jury -, les deux films se rapprochent et se complètent dans la mise en scène d’une même figure : celle de la sorcière.

De Chez la sorcière (Georges Mélies – 1901) à Maléfique : le pouvoir du mal (Joachim Rønning – 2019), la sorcière se rencontre fréquemment dans l’histoire du cinéma. Le plus souvent mise en scène, pour des raisons évidentes, dans les films d’épouvante (parmi tant d’autres : Brûle sorcière brûle ! de Sidney Hayers – 1962, Suspiria de Dario Argento – 1977, The lord of Salem de Rob Zombie – 2013), la sorcière traverse toutes les époques et tous les genres, de la comédie, musicale ou non, au drame social, et de l’animation au (pseudo) documentaire (La Sorcellerie à travers les âges, réalisé par Benjamin Christensen en 1922, aurait sans doute constitué un très intéressant complément de programme à la soirée proposée par la Cinémathèque).

D’une apparence effrayante, comme la verdâtre sorcière de l’Ouest du Magicien d’Oz (Victor Flemming – 1939), ou avenante, comme Barbara Steel dans Le Masque du démon (Mario Bava – 1960), mais bien souvent les deux simultanément (qu’on se souvienne de l’effroi délicieux qu’inspirait la marâtre du Blanche Neige de Walt Disney – 1937), la sorcière use de ses charmes démoniaques tout autant que de ses formules magiques pour soumettre des hommes incapables de leur résister autrement qu’en recourant à des supplices d’un sadisme hautement malsain dont la crémation à vif est le plus couru et le plus spectaculaire.
Dans Quand nous étions sorcières ou Le Renne blanc, ne se trouvent pas plus de nez crochus que de charme vénéneux, et les sorcières qui en sont les héroïnes ne sont rien d’autres que des femmes cherchant à trouver leur place dans une société qui fait peser sur elles les soupçons d’un pouvoir maléfique, soit parce qu’elles sont filles de sorcière (hérédité dont elles se seraient sans doute passée), soit parce qu’elle exprime d’une façon un peu inattendue son désir de femme (Simone Simon, en son temps, faisait ça également très bien dans La Féline (Jacques Tourneur – 1942), dont Paul Schrader réalisera quarante ans plus tard un remake avec la toute aussi efficace Nastassja Kinski).

Car c’est bien de désir qu’il s’agit, et plus particulièrement de désir féminin, le fameux « continent noir » de Freud.

Le cinéma a très tôt et très souvent utilisé les femmes comme objet de désir. Dans un article des Cahiers du cinéma d’avril 1957, André Bazin écrit : « Le cinéma se déroule dans un espace imaginaire qui appelle la participation et l’identification. L’acteur triomphant de la femme me comble par procuration. Sa séduction, sa beauté, son audace, n’entrent pas en compétition avec mes désirs, elles les réalisent. » Il parle évidemment ici des désirs d’un spectateur masculin hétérosexuel. Truffaut, qu’on a connu mieux inspiré, ne dit rien d’autre lorsqu’il affirme : « Le cinéma c’est l’art de faire faire de jolies choses à de jolies femmes. » Jolies choses, aurait-il pu ajouter, qui n’ont d’autres buts que de réveiller la bête qui sommeille au fond du spectateur et qui est parfois littéralement montrée : voir les bêtes surexcitées de L’étrange créature du lac noir (Jack Arnold – 1953) ou King Kong (Merian Cooper & Ernest Schœdsack – 1933 ou John Guillermin – 1976 ou Peter Jackson – 2005). Inaccessible et désirable, la star de cinéma est élevée au rang de déesse menaçante (rappellons qu’en 1946, l’une des bombes atomiques testées dans l’atoll de Bikini avait été baptisée Gilda en référence au personnage incarné, dans le film de Charles Vidor, par Rita Hayworth dont une photo fut collée sur l’engin de destruction massive).

Si Pirita est elle aussi un objet de désir, elle est avant tout un objet désirant : un être soumis à la violence d’un désir qu’elle ne maîtrise pas plus que la bouleversante Lillian Gish qui, dans Le Vent (Victor Sjöström - 1928) devait affronter des pulsions intimes aussi brutales que d’apocalyptiques tempêtes de sable. Quant à Katla et Margit, elles essaient toutes deux de trouver leurs places de femmes dans un monde dominé par les hommes, l’une en usant des supposés atouts que lui a donné la nature et en s’aidant de recettes magiques dont l’efficacité ne saute pas aux yeux ; l’autre (magnifiquement interprétée par Björk, dont le visage lunaire rappelle celui de Sissy Spaceck, dans Carrie au bal du diable (Brian de Palma – 1976), qui elle aussi, mais dans un registre autrement grand-guignolesque, affrontait l’effrayante découverte des émotions nouvelles qui annoncent le passage à l’âge adulte) en tentant de comprendre ce que peut bien signifier « être une femme » (une scène très troublante la montre enfonçant sa main dans un béant trou noir ouvert au milieu de la poitrine du fantôme de sa mère, comme pour y chercher la clé d’un secret que celle-ci n’aurait pas eu le temps de lui révéler).

Ces sorcières-là n’utilisent pas leurs charmes pour soumettre et intriguer mais pour revendiquer leur droit inaliénable à la liberté et à l’égalité. Est-ce pour cela précisément qu’on les tient pour sorcières ?

Le dominicain Heinrich Kramer, dont tout porte à croire qu’il n’était pas tout à fait ce qu’il est permis d’appeler « un joyeux drille », affirmait, dans un ouvrage intitulé Malleus Maleficarum (1486) et largement utilisé dans le cadre de la chasse aux sorcières qui débuta au XVème siècle en Europe, que les femmes, à cause de leur faiblesse et de l’infériorité de leur intelligence, étaient par nature prédisposées à céder aux tentations de Satan. Ce type de postulat explique sans doute pourquoi les 60 000 victimes (nombre estimé) des procès en sorcellerie, qui connurent leur heure de gloire entre 1530 et 1680, sont à 80% des femmes à qui il était reproché, entre autres fantaisies, de manger des enfants, de s’envoler sur des balais, de se transformer en lièvre ou de s’abandonner à des relations sexuelles avec le diable. Il apparaît, comme le relève l’historienne Christina Larner ou encore l’universitaire et militante féministe Silvia Federici, que, les femmes qui étaient accusées de sorcellerie, étaient celles qui remettaient en cause la vision patriarcale de la femme idéale, à une époque où, la transition du féodalisme vers le capitalisme, impliquait une transformation des rapports de classe et des relations de genre conduisant à une organisation sociale basée sur un système d’exploitation et de domination. La femme doit être désirable mais le désir qu’elle inspire fait peur dès qu’il apparaît comme un pouvoir susceptible d’entrer en compétition avec celui d’un maître qui n’est jamais bien sûr d’être capable d’y résister et craint d’y perdre une part de son pouvoir. Ce désir, il faut le voiler, sans que l’on sache bien si ce voile doit servir à préserver les femmes de la convoitise des hommes ou au contraire les hommes de l’attractivité des femmes. Sans doute un peu des deux. Le problème n’en serait sans doute plus un si, au lieu de devoir choisir un genre ou de s’en voir assigner un de manière plus ou moins violente, chacun-e, préservé-e des injonctions sociales et des pressions morales, pouvait exprimer son individualité au sein d’une communauté où il-elle donnerait selon ses moyens et recevrait selon ses besoins, pour ne pas dire selon ses désirs.

Quel rapport avec le cinéma penserez-vous peut être ? Considérant que le cinéma est le reflet de la société, demandons-nous juste ce qui peut justifier, parmi nombre d’indicateurs similaires, les statistiques suivantes :

> selon une étude réalisée en 2018 sur 2000 scripts (américains), dans 78% des films les femmes ont moins de dialogue que les hommes,

> 25% des réalisateurs de films sont des femmes alors que celles-ci occupent 75% des postes de maquilleuses ou d’habilleuses.

Gageons que ce ne sont pas toutes des sorcières.

Olivier Pion

Cinéfil N° 59 - Décembre 2019