Un camionneur qui poursuit une voiture… Derrière la maigreur apparente de son scénario, le film de Steven Spielberg, Duel (1971) est en vérité assez fascinant, à condition de le lire comme une allégorie de la crise que traverse l’identité américaine au début des années 70.

 Le premier plan séquence, une voiture qui sort du garage d’une résidence pavillonnaire, nous dresse d’emblée le portrait d’une Amérique moderne où l’étalement sans fin de la ″sub-urbanisation″ autour de Los Angeles s’accompagne de la première densité automobile au monde. Ce n’est que dans un second temps que l’on apprendra que cette automobile est conduite par un représentant de commerce en déplacement (David Man). D’apparence anodine la conversation qu’écoute le conducteur grâce à son autoradio (à l’époque où en France l’on en comptait encore fort peu) nous apprend pourtant la crise que l’homme moderne américain semble traverser : il ne se sent plus ″chef de famille″ mais se perçoit au contraire comme profondément dévalorisé face à sa femme qui semble en revanche ″tenir la culotte du ménage″ ; l’on apprendra un peu plus tard (aux détours d’une conversation avec son épouse) que ce récit fait écho à la propre situation du conducteur. L’Ouest américain des Montagnes Rocheuses semble réduit à un spectacle comme l’évoquera la scène de la seconde station-service avec en arrière-plan une carriole de pionniers réduite à un décor, des serpents à sonnette en cage, un coyote enchaîné. Bien avant Fukuyama c’est dans une atmosphère de fin de l’Histoire (de l’Ouest) que nous convie Steven Spielberg qui a adopté la nouvelle éponyme de Richard Matheson qui sera ici son scénariste.

Pourtant c’est dans ce contexte que va surgir un nouveau danger : un camion d’un âge improbable, conduit par un camionneur fort susceptible ou fou, que double David Man, se met à le poursuivre sans relâche cherchant à le pousser à la faute et à l’accident. Ce camionneur, dont on ne verra jamais le visage, incarne une menace de nouveau bien présente, tel l’indien de la conquête de l’Ouest surgissant où on ne l’attends pas, guettant sa proie en embuscade.  En même temps ce surgissement du danger nécessite de réveiller le pionner en l’homme moderne qui va lui aussi user de ruses pour survivre. Ce duel routier se terminera, comme un vrai duel de Western, par un face à face dont sortira vainqueur le représentant de commerce mué ainsi en nouvel héros américain qui a retrouvé sa virilité.

Si Duel, initialement un film de télévision, rallongé de 15 minutes pour devenir film de cinéma pour sa sortie en Europe en 1973, fut à l’époque un grand succès c’est qu’il parle à l’inconscient de la société américaine du début des années 70 : une société qui rentre alors en crise (fin du dollar comme monnaie pivot du système monétaire international le 15 août 1971) et traversée de doutes profonds liés à l’enlisement dans la guerre du Vietnam. Duel fait ressurgir le mythe de la frontière, repousse le sentiment de ce qui semble être une fin de l’Histoire avec les réalisations de la société de consommation ; il renouvelle l’esprit de pionnier au sein de l’homme américain moderne au contact d’un Ouest sauvage (the wild) ressurgi d’un passé que l’on croyait à jamais dépassé.

Dans une autre lecture du film on ne peut cependant pas s’empêcher de penser à une réplique entendue lors du dialogue avec le chauffeur du bus scolaire qui fait de David Man le véritable malade en pleine crise de paranoïa. A cet égard la scène dans le restauroute où le protagoniste voit en chaque client attablé le camionneur fou qui le poursuit est révélatrice, peut-être, de sa paranoïa.

Spielberg signe là, avec la sortie du film en Europe, un premier film de cinéma, même s’il avait précédemment déjà tourné pour la télévision notamment un épisode de Columbo ou plusieurs épisodes de la série La Quatrième dimension. Ce premier film, qui remportera le prix du premier festival fantastique d’Avoriaz en 1973, annonce déjà toutes les qualités qui feront de lui un des plus grands noms d’Hollywood : sens du rythme et de l’espace (où le camion est très souvent filmé en gros plan et en contre-plongée), parfaite maîtrise des sons (les ferrailles brinquebalantes de la taule du camion qui reviennent comme des leitmotivs), efficacité des techniques de distillation de la peur en ne montrant par exemple jamais le camionneur )technique que l’on retrouvera dans Les Dents de la mer (1975) où le requin reste pendant très longtemps invisible), sobriété et efficacité des moyens et effets. La scène finale où le camion s’écrase en contre bas d’un ravin l’illustre d’ailleurs particulièrement bien : à la débauche des effets spéciaux d’aujourd’hui qui auraient fait volatiliser le camion dans une suite d’explosions improbables mais spectaculaires c’est au contraire la carcasse du monstre qui émet ses derniers grincements que nous montre et nous fait entendre l’avant dernier plan séquence.

Les tous derniers plans nous montrent David Man triomphant au soleil couchant sur les Rocheuses. Cette aventure (à moins encore une fois qu’elle n’ait été qu’un délire) l’a fait renaître à lui-même ; la grande futilité des propos entendus à la radio lors des premières scènes semble bien loin, il est redevenu un homme, un pionnier de l’Ouest américain. Spielberg, quant à lui, vient de se faire un nom (qui ne cessera de grandir) au sein d’Hollywood et du cinéma mondial.

Eudes Girard

Cinéfil n°61 – Mars 2020