Maniant avec habileté un genre qui a traversé l’histoire du cinéma, La fille au bracelet (Stéphane Demoustier -2020) met non seulement le spectateur face à sa propre conscience mais l’incite, dans le même temps, à s’interroger sur la façon dont il cherche (et trouve) sa place au milieu des autres.

Lise, 16 ans, est soupçonnée d’avoir poignardée à mort sa meilleure amie. La cour d’assise, devant laquelle elle est présentée deux ans plus tard, doit juger de sa culpabilité, en s’appuyant sur les faits constatés, les témoignages de proches, les conclusions des experts et les déclarations de la principale concernée qui ne semble pas décidée à se montrer spontanément coopérative.

Un lieu éminemment cinématographique

Même lorsqu’on s’y présente en simple visiteur, la conscience tranquille et le casier judiciaire vierge, force est de constater qu’une cour d’assise a tendance à en imposer. D’un point de vue symbolique, d’abord, dû au fait que s’y débattent et s’y affrontent des notions aussi fondamentales, en matière d’organisation sociale, que la justice et la morale, considérées dans leurs interactions individuelles et collectives. Mais également pour des raisons pratiques liées au déroulement d’un procès, durant lequel rien, en principe, n’est laissé au hasard. Pas plus la topologie des lieux (le juge au centre, entouré de ses assesseurs et des jurés, l’avocat général et les parties civiles sur sa droite, l’accusé et son avocat sur sa gauche, les témoins en face, le public au fond) que les prérogatives et obligations de chacun, ou les modalités de leurs prises de parole. Tout cela est régit par un ordre strict, immuable, entièrement voué au surgissement d’une vérité qui se voudrait absolue.

Il n’est pas besoin d’en dire beaucoup plus pour comprendre ce qui fait de la cour d’assise un lieu éminemment cinématographique. Si l’exemple venant immédiatement à l’esprit est sans doute 12 hommes en colère (Sidney Lumet – 1957) qui, pour autant, ne se déroule pas à proprement parler dans la salle d’audience mais dans celle des délibérations, il se rencontre, tout au long de l’histoire du cinéma, abondance de films dont l’action se déploie, toute ou partie, dans un tribunal. Que ce soit pour développer un sujet historique (Jugement à Nuremberg de Stanley Kramer – 1961 ou Le procès de Jeanne d’Arc de Robert Bresson – 1962), sociologique (Fury de Fritz Lang – 1936 ou Kramer contre Kramer de Robert Benton -1979), politique (Tu ne tueras point de Krystof Kieslowski – 1988 ou Au nom du père de Jim Sheridan – 1993) ou encore psychologique (La Vérité d’Henri-Georges Clouzot – 1960 ou Le Procès d’Orson Welles – 1962), le film de prétoire se présente le plus souvent sous forme de drame, mais peut aussi bien trouver à s’épanouir dans tous les styles, y compris la comédie (Madame porte la culotte de George Cukor – 1949, une façon de screwball comedy à effets de manches ou Victoria de Justine Triet – 2016, qui comporte une hilarante scène de témoignage canin). Quel que soit le thème abordé ou la forme adoptée, ce genre à part entière offre un cadre idéal pour explorer les recoins de la société des hommes et les mystères de ce monde qui, parce qu’il faut bien accepter d’y croiser quelques alter ego, n’est rien moins qu’« une contrainte de partage ».

La fille au bracelet, réalisé par Stéphane Demoustier, en propose une illustration particulièrement intéressante.

La question de la place

La construction du film est assez fidèle, en apparence, aux canons du genre, avec une progression dramatique articulée sur une succession de révélations qui entretiennent le doute quant à la culpabilité de l’accusée et créent un suspens savamment entretenu par l’alternance de scènes, à l’intérieur et à l’extérieur du tribunal, durant lesquelles les personnages voient leur vie privée bouleversée par ce qu’ils vivent et affrontent en public. La qualité d’interprétation de l’ensemble des acteurs contribue évidemment à la réussite du film, mais une mention spéciale doit être attribuée à Melissa Guers qui donne au personnage de Lise une présence d’autant plus saisissante que son jeune âge (celui du personnage comme celui de l’actrice) aurait pu laisser attendre une moindre maturité. Alors que les détails les plus intimes de sa vie sexuelle sont exposés aux yeux de tous, y compris de ses parents, qui découvrent une facette de sa personnalité qu’ils ignoraient manifestement et ne soupçonnaient pas davantage, Lise ne rougit ni ne baisse les yeux. Face à l’avocate générale qui lui demande si elle pense être ″ce qu’on appelle une fille facile″, elle s’étonne que la question ne soit pas posée de la même façon à Nathan, qui vient de témoigner en évoquant, avec un certain mépris, les mœurs de l’accusée, dont il a lui-même, par ailleurs, bénéficié de la ″légèreté″, ce qui pourrait selon toute logique en faire ″un garçon facile″. Salutaire et sensée, la réplique n’a pourtant pas vocation à porter ouvertement un message politique. Lise ne fait rien d’autre qu’exprimer le fond de sa pensée, avec spontanéité, sans chercher à se protéger ou à se justifier. Sa voix est franche, son élocution impeccable, son ton assuré. Est-ce l’épreuve qu’elle traverse qui l’endurcit au point de lui donner cet aplomb ? Ou bien, la trouve-t-on forte parce qu’inconsciemment on s’attendrait à la voire abattue (pour ne pas dire qu’on trouverait cela ″normal″) ? C’est exactement dans cette friction entre ce que l’on voit et ce que l’on s’attend à voir que le film ouvre ses perspectives de réflexion les plus stimulantes.

La réalisation de Stéphane Demoustier est nette, minutieuse, quasi documentaire. Les acteurs portent leur personnage avec une précision qui pourrait paraître, lors des scènes dans la cour d’assise, caricaturale tant elle fait ressortir la volonté de rendre explicite les mécanismes de la justice en marche et le rôle que chacun est prié de tenir dans ce petit théâtre des relations humaines. Anaïs Demoustier, dont on connaît la finesse d’actrice et le talent incomparable avec lequel elle parvient à teinter de la plus troublante ambiguïté la plus subtile ingénuité, campe ainsi une avocate générale poussant presqu’aux limites du supportable son rôle d’inquisitrice, surarticulant chaque mot et pointant du menton avec une morgue parfois risible. Appuyé mais juste, son jeu est celui d’une comédienne qui doit endosser la peau d’un personnage dont la fonction, lourde de solennité, impose un cadre d’expression extrêmement strict. C’est un peu comme enfiler une armure par-dessus un corset : ça ne laisse pas beaucoup de place pour respirer.

La question de la place est précisément celle qui porte toute cette histoire de fille et de bracelet.

Interprétation et identification

Si le travail d’un auteur consiste à donner à tous les éléments qui composent le film leur juste place (celle des personnages dans l’histoire au moment de l’écriture du scénario, celle de la caméra dans l’espace au moment du tournage, celle du plan dans une séquence au moment du montage, etc.), il n’y a guère que la place du spectateur qui ne peut être maîtrisée tout à fait. Non pas celle, bien sûr, physique, que celui-ci occupera dans la salle de projection, mais celle, symbolique, qu’il investira dans le film regardé. Afin de faire valoir ses partis pris artistiques et idéologiques, le réalisateur peut tenter d’orienter le regard et la perception du spectateur mais, au final, ce dernier est toujours maître de ce qu’il voit. Ou croit l’être. Car on ne voit jamais que ce qu’on veut bien voir et on penche toujours du côté où on est prêt à se laisser tomber.

Lise choisit souvent de ne pas répondre aux questions qui lui sont posées. Ce silence est-il un aveu de culpabilité ? Le spectateur heurté dans sa propre morale par ce qu’il découvre de la jeune fille aura tendance à le penser. Celui qui la juge libre de vivre sa vie comme elle l’entend y verra au contraire la marque d’une détermination farouche à ne pas se défendre d’une faute qu’elle sait n’avoir pas commise. Le silence est le même, son interprétation différente. La question est de savoir où je place mon niveau d’identification et de transfert.

Lorsque je regarde un film, se crée un rapport d’intimité fantasmé avec tel ou tel personnage, dont la force établit mon degré d’intérêt, et par suite ma capacité à garder les yeux ouverts.

Quand j'étais plus jeune (beaucoup plus jeune qu'aujourd'hui), la chose se faisait avec une sorte d’immédiate évidence. Il me suffisait de voir, par exemple, Les Trois mousquetaires de Georges Sidney (1948) pour que je me transforme à suivre en d’Artagnan/Gene Kelly, bondissant dans les escaliers, armé d’une épée en carton avec laquelle j’embrochais le Comte de Rochefort (ce félon !) qui avait pris les traits du chien de mes grands-parents. Avec l’âge, se gagne en sagesse ce qui se perd en fantaisie, et la crainte de passer pour un crétin nous incite à intérioriser davantage nos sentiments, à sublimer différemment nos émotions. Certains appellent ça, avec pudeur ou résignation, ″refouler ses désirs″. Le phénomène d’identification persiste mais son expression se fait moins ostensiblement démonstrative. Le temps des « on dirait que je serais Machin Chouette » est passé.

Comme la poussière sous le tapis

Devant La fille au bracelet, chacun selon son âge, sa sensibilité, son histoire personnelle s’identifiera, au choix et parfois successivement, à Lise, à ses parents, au juge, à l’avocate ou à tel autre personnage. La construction même du film, ce mélange d’apparent réalisme documentaire et de fausse simplicité littérale, me pousse à occuper, en parallèle de cette place de substitution projective, celle d’un des jurés (personnages, de fait, les moins présents à l’écran). Je vois, j’analyse, j’extrapole, pour arriver à des conclusions qui apportent autant de réponses qu’elles posent de questions nouvelles. Pourquoi, moi, spectateur, vais-je accorder plus d’intérêt à telle réplique ou plus d’attention à telle expression ?

Mes réactions face à ce que j’apprends de Lise me renseigne tout autant sur la personnalité de la jeune fille que sur moi-même. Ce que je perçois, qui mobilise ma conscience en me poussant à m’identifier, se confond avec ce que je ressens, que je transfert du fin fond de mon âme, tandis que, se dégageant tant bien que mal entre les couches d’autocensure dans lesquelles je les avais sournoisement glissés, comme la poussière sous le tapis, mes désirs enfouis refont surface. Lise est le catalyseur de cette fusion, le guide qui accompagne le refoulé sur le chemin du retour.

Lise est la seule, finalement, à savoir si elle est coupable ou non. La force de ma conviction à ce sujet me renseigne moins sur le niveau d’innocence de la fille au bracelet que sur celui de ma capacité à accepter l’autre dans ses différences. C’est en cela que le film de Stéphane Demoustier me semble le plus singulièrement perturbant : en me tendant un miroir dans lequel je dois faire l’effort de reconnaître mon propre reflet, il met mon âme à nue sous le regard de ma conscience.

Olivier Pion

Cinéfil n°61 – Mars 2020