Inspiré du récit de Ludwig Moyzisch, attaché de l’ambassade d’Allemagne à Ankara pendant la seconde guerre mondiale, L’Affaire Cicéron met en scène un fait d’espionnage qui aurait pu influer sur le cours du conflit. Pour Joseph Mankiewicz, son réalisateur, il s’agit pourtant moins d’exposer un épisode historique que de proposer une certaine vision des rapports humains, entre séduction et manipulation, explorée avec élégance et subtilité dans la vingtaine de films qui constituent sa filmographie.

Joseph Mankiewicz (1909-1993) incarne, tout comme son frère aîné Herman scénariste à Hollywood, la longue lignée des réalisateurs américains aux origines européennes… et notamment berlinoises (Ernst Lubitsch restant sans doute le plus célèbre d’entre eux). Né aux Etats-Unis, il profite de sa connaissance du monde germanique pour être nommé, au cours des années vingt, à Berlin correspondant du Chicago Tribune, puis deviendra rédacteur de sous-titre pour l’UFA, la grande compagnie de production cinématographique allemande. Rentré aux États-Unis aux débuts des années trente, il devient alors scénariste et dialoguiste grâce notamment à l’appui de son frère Hermann qui l’introduit au sein de la Paramount. Lorsqu’il tourne en 1952, L’Affaire Cicéron Joseph Mankiewicz est déjà un réalisateur confirmé. Passé à la réalisation en 1946 avec Le Château du Dragon (que Lubitsch malade n'avait pu entreprendre), il réalise cinq autres films dont L’Aventure de Madame Muir (1947), Chaînes conjugales (1949) qui l’imposera définitivement comme un ″grand″ réalisateur, et Eve (1950). Il obtiendra d'ailleurs deux Oscars successifs de meilleur metteur en scène pour ces deux films. Il tournera, deux ans plus tard, en 1954, ce qui est considéré aujourd’hui, à tort ou à raison, comme le chef d’œuvre de sa carrière : La Comtesse aux pieds nus, puis, en 1959, Soudain l’été dernier, adaptation de la pièce de William Faulkner.

On pourrait ainsi cataloguer Mankiewicz comme réalisateur de drames psychologiques, à partir des portraits cinématographiques de figures féminines mettant en scène de nombreuses grandes actrices hollywoodiennes (Gene Tierney, Bette Davis, Anne Baxter, Ava Gardner, Elisabeth Taylor, Katherine Hepburn, …).

Cette approche de la carrière de Mankiewicz, même si elle constitue une trame bien réelle, serait pourtant fort réductrice et c’est en réalité à un réalisateur très éclectique, qui semble avoir exploré tous les genres cinématographiques, que nous avons affaire. Du film d’espionnage (L’Affaire Cicéron - 1952), au péplum (Jules César - 1953, il est vrai d’après la pièce éponyme de Shakespeare, ou Cléopâtre – 1963), à la comédie musicale (Blanches colombes et vilains messieurs - 1955, présenté l’année dernière lors d’une séance du dimanche matin proposée par notre association), au western (Le Reptile – 1970) ou au drame (Soudain l’été dernier - 1959, ou Le Limier – 1972), les réalisations de Mankiewicz, souvent lumineuses et toujours empreintes de subtilité, s’inscrivent, comme on peut le voir, au sein d’un spectre très large.

La vision hollywoodienne d’un gentleman cambrioleur incarné par James Mason

Joseph Mankiewicz, n’a pas seulement su mettre en valeur de grandes actrices : James Mason en incarnant le personnage de Diello, alias Cicéron, trouve ici un rôle majeur qui comptera dans la longue carrière hollywoodienne de cet acteur au flegme tout britannique. Abandonnant ses études à Cambridge, James Mason se tourne assez vite vers une carrière de comédien, d’abord pour le théâtre puis pour le cinéma. Après quelques prestations remarquées (notamment Huit heures de sursis de Carol Reed en 1947), il rejoint Hollywood en 1948 et y fera une longue carrière, interprétant des rôles pour les plus grands réalisateurs. On se souvient notamment de sa prestation du traître distingué travaillant pour les services d’espionnage d’une puissance ennemie dans La Mort aux trousses d’Alfred Hitchcock (1959) ou du bouleversant personnage d’Humbert Humbert dans Lolita de Stanley Kubrick (1962). Il interprète ici le valet de chambre de l’ambassadeur anglais à Ankara, Diello, qui vend des documents à l’ambassade allemande et adopte le nom de code Cicéron.

La rencontre de James Mason et de Joseph Mankiewicz est celle de deux élégances : à la narration sophistiquée, doublant parfois les points de vue (on se souvient de la fameuse scène de l’enterrement dans La Comtesse aux pieds nus) et aux dialogues acérés renvoyant à l’art de la stichomythie dans Le Limier, correspond le jeu tout en nuance et ironique de l’acteur britannique. Dès lors, l’approche cinématographique qui se dégage du film de Mankiewicz sur cette affaire d’espionnage réelle et importante de la seconde guerre mondiale est celle d’un subtil jeu de dupes où le plus malicieux n’est pas celui que l’on croit. James Mason donne à Diello une certaine assurance (on apprend incidemment qu’il a fait ses études à Oxford), un aplomb et un humour très british. Il incarne un personnage qui profite de la situation géopolitique complexe avec une certaine amoralité assumée, et qui voit là l’occasion de s’enrichir et de changer de statut social. Il y a dans le film de Mankiewicz quelque chose de l’ordre du jeu du chat et de la souris, voire du marivaudage maladroit avec la Comtesse Staviska (interprétée par Danielle Darrieux) qui s'associe à Diello. C’est du moins ce qui ressort de l’interprétation de James Mason.

Dans le film, c’est par incrédulité, et crainte d’un double jeu de leur source, que les Allemands laissent les plans du débarquement en Normandie leur échapper... et l’occasion, en même temps, sinon d’inverser peut-être le sort de la guerre, du moins d’en retarder l’issue. Tiré du récit de l’attaché de l’ambassade d’Allemagne à Ankara, Ludwig Moyzisch (Le Cas Cicéron, Presse-Verlag, Sarrebruck, 1949) le scénario du film, sorti en 1952, se veut comme le précise le générique « une histoire vraie ». Le récit de Moyzisch fit effectivement grand bruit lorsqu’il parut et suscita une grande émotion au parlement britannique en donnant le sentiment que les Alliés avaient été bien imprudents et étaient passés à deux doigts de la catastrophe. Il faut cependant revenir au contexte de la Turquie pour savoir ce qu’il en est réellement.

Une affaire d’espionnage importante de la seconde guerre mondiale… mais qui n’aurait pas pu inverser le sort de la guerre

À la différence de la première guerre mondiale où l’Empire Ottoman s’était d’emblée rangé du côté de l’Allemagne, la Turquie moderne telle que l'a conçue Mustapha Kemal (décédé en 1938 mais dont l’œuvre politique est repris par son successeur Ismet Inönu) affiche sa neutralité lorsque débute la seconde guerre mondiale. Cependant l’Allemagne et la Grande- Bretagne chercheront à la faire entrer dans le conflit chacun à leur profit : l’Allemagne en misant sur l’hostilité séculaire entre la Turquie et la Russie (soviétique) engagée dans le conflit en juin 1941 suite à l’invasion allemande; la Grande-Bretagne en cherchant à jouer de son influence très importante en Méditerranée depuis la deuxième moitié du XIXeme siècle. L’évolution du conflit en Méditerranée est donc particulièrement scrutée par la Turquie et il est vrai que les succès de l’Allemagne dans cette région inciteront longtemps l’État-major turc à faire preuve de la plus grande prudence. Dans ce contexte géopolitique très particulier, on comprend aisément que la Turquie soit l’enjeu d’une lutte d’influence entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne et, selon l’expression consacrée, un ″nid d’espions″. C’est pourtant de façon fortuite que l’ambassade d’Allemagne à Ankara se voit proposer, dès la fin de l’année 1943, des documents secrets destinés à l’ambassadeur anglais : la source de la fuite est bien directement celle du valet de l’ambassadeur anglais, mu par des raisons beaucoup plus mercantiles qu’idéologiques, comme l’atteste d’ailleurs le film de Mankiewicz. Néanmoins la fiction hollywoodienne diverge de la réalité historique sur plusieurs points.

Le personnage de Diello, dans la réalité, est assez éloigné de l’interprétation qu’en donne James Mason et n’a rien d’un anglais distingué, cultivé et sûr de lui. De son vrai nom Elysea Bazna, il est d'origine turque et est né à Pristina, au Kosovo. Autodidacte de formation, il enchaîne les petits métiers, connaît la prison pour vol de matériel en France, travaillera à l’ambassade allemande d’Ankara avant celle de Grande-Bretagne, d’abord comme chauffeur, puis comme valet personnel de l’ambassadeur anglais Sir Hughe Knatchbull-Hugessen. Il est vrai que ce dernier est l'ami personnel d'Anthony Eden, ministre des affaires étrangères de la Grande-Bretagne, qui communique directement un grand nombre de documents secrets à l'ambassadeur anglais à Ankara. De fait, c'est dès la fin de l'année 1943 (et non à partir de mars 1944, comme il est dit dans le film) qu'Elysea Bazna prend en photographie, avec un petit Leica, les documents qu'il sort avec une certaine habilité du coffre-fort de l'ambassade. À ce stade, il faut d'ailleurs préciser que notre apprenti espion semble avoir eu la chance des débutants : il n'est en rien un espion professionnel, ni un photographe chevronné, les documents qu'il va fournir aux Allemands seront pourtant d'une grande qualité formelle. Néanmoins, la question de fond qui se pose est bien celle de la nature des documents transmis. La déclassification des archives militaires anglaises, en 2003 et 2005, nous renseignent directement sur ce point. Ces documents sont d'importance puisqu'il s'agit des minutes de la conférence de Téhéran (fin novembre 1943) et de celle du Caire (début décembre 1943). Les Allemands ont ainsi une parfaite vision de la stratégie des Alliés, notamment concernant les pressions anglaises pour faire rentrer la Turquie dans la guerre. De fait si celle-ci rompt ses relations diplomatiques et économiques avec le IIIeme Reich, dès février 1944, elle ne rentrera symboliquement en guerre qu'en février 1945, soit trois mois avant la fin du conflit. Les documents fournis à partir de février 1944 seront moins stratégiques. En effet, si les documents fournis aux Allemands par Bazna mentionnent bien l'opération "Overlord", il n'est nullement précisé ni la date, ni le lieu, ni les moyens mis en œuvre pour réaliser cette opération, cette dernière ultra secrète n'était effectivement pas de même nature que les retranscriptions des conférences alliées et n'était connue que d'un cercle extrêmement restreint. Ainsi faire de Cicéron le détenteur d'un tel secret répond plus à une dramatisation du scénario qu'à la réalité historique.

L'Affaire Cicéron (1952) est un film important de Mankiewicz dans lequel il démontre sa capacité, après Chaînes conjugales et Eve à changer de genre. « Chef d’œuvre du cinéma dit d'espionnage pour les uns » (Dictionnaire du Cinéma de Jean Tulard), il n'est pas exempt de raccourcis cinématographiques (le film censé se passer à Ankara où se déroule l'action s'ouvre sur un panorama d'Istanbul sans doute justement plus ″cinématographique″) ou historiques (comme nous l'avons vu précédemment). Mais par-delà l'aspect purement historique ce sont les rapports entre les individus, faits de séduction et de manipulation, qui intéressent surtout Mankiewicz : en ce sens l'on retrouve là ce qui semble bien être la véritable trame de tous ses films, par-delà le genre des uns ou des autres.

sources : L'affaire Cicéron 1943, François Kersaudy, Perrin éditions, 2009 ; blog de Pierre Murat à l'occasion de la ressortie du film dans le cadre de la rétrospective Mankiewicz à la cinémathèque de Paris lors de l’Été 2019.

Eudes Girard

Cinéfil n°62 - Octobre 2020