En décembre, avec un court-métrage de cinq minutes, fait de documents d’archives et réalisé par Lucien Le Saint en 1920, la Cinémathèque célèbre le centenaire du Congrès National de le Section Française de l’Internationale Socialiste, qui eut lieu à Tours du 25 au 30 décembre 1920 et au cours duquel fut créé ce qui deviendra le Parti Communiste Français. Dans la Salle du Manège, détruite en 1940, qui jouxtait l’église Saint Julien, une grande banderole accueillait les participants au Congrès : PROLÉTAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS !

 Parler des prolétaires au cinéma est un sujet bien trop vaste pour un simple article et nous nous limiterons à évoquer quelques films et réalisateurs qui leur ont fait la part belle.

Mais avant de commencer, rappelons que le film de Louis Lumière qui marque l’avènement du cinéma, La Sortie de l’usine Lumière (1895), met en scène justement le monde du travail.

 Quand on parle des ouvriers dans la littérature, on pense immédiatement à Émile Zola qui, dans la deuxième moitié du XIXème siècle, a fait des héros romanesques de ces prolétaires que sont Gervaise, la blanchisseuse, et Coupeau, l’ouvrier-zingueur, de L’Assommoir, Jacques Lantier, le conducteur de la Lison, la locomotive de La Bête humaine, et surtout les mineurs de Germinal, roman dont la force créatrice a donné lieu à de nombreuses adaptations cinématographiques.

Quand on évoque Germinal au cinéma, on pense au film d’Yves Allégret en 1963, adaptation soignée mais dépourvue du souffle épique qui traverse le roman de Zola, ou à celui de Claude Berri en 1993, adaptation très académique et caricaturale.

Mais c’est oublier la première adaptation d’Albert Capellani dans un film réalisé en 1913 et que la Cinémathèque française a restauré en 1988 d’après le négatif nitrate d’origine. Ce film, totalement oublié de nos jours, peut être considéré comme un des chefs d’œuvre de l’histoire du long métrage.

D’abord le film est tourné en extérieur et les décors repérés sur place, à Auchel, fosse 5, dans le Pas-de-Calais, près de Béthune, avec les rues des corons, la mine avec ses pylônes et ses wagonnets… Un splendide panoramique de la mine accompagne l’arrivée d’Étienne Lantier au début du film. Ce tournage en extérieur apporte au film vérité et réalisme. Les scènes d’intérieur et le puits de mine sont, comme c’était le cas à l’époque, tournés en studio : les couloirs souterrains de la mine et les tunnels d’extraction sont reconstitués avec un réalisme et une exactitude remarquables. Capellani utilise les plans d’ensemble qui lui permettent de privilégier le combat d’un groupe, celui des mineurs, et non les personnages pris individuellement, malgré la performance des acteurs qui ne surjouent jamais. Les scènes violentes de grève et de répression, quand les soldats tirent sur les mineurs grévistes, ont une force quasiment documentaire. Petit bémol, peut-être : la charge subversive du roman de Zola est quelque peu édulcorée et le film de Capellani n’aborde pas de front le problème de la lutte des classes, mais le drame de la vie des mineurs n’est pas passé sous silence et le choc esthétique et émotionnel que procure le film est inoubliable.

Charlot, vagabond associal

L’univers comique des films de Charlie Chaplin aborde par le rire et la fiction les problèmes sociaux de son époque et Charlot, vagabond asocial, déstabilise, par le burlesque des situations, le monde hostile qui l’entoure.

En 1936, Charlie Chaplin réalise Les Temps modernes. Ce sera son dernier film muet – même s’il n’est pas totalement muet ! Dans le contexte de la Grande Dépression qui jette sur les routes des milliers de travailleurs sans emploi, Charlot affronte le monde industrialisé et à travers les mésaventures de son héros, Charlie Chaplin dresse un violent réquisitoire contre le travail à la chaîne, contre la mécanisation de l’individu et son aliénation.

Le film est une dénonciation du taylorisme, du nom de Franck Taylor, ingénieur économiste, système dans lequel l’ouvrier n’est rien d’autre qu’un rouage de la machine capitaliste. Et au début des Temps modernes, Charlot est bien un rouage privé de sa part d’humanité, aliéné au point que quand il voit les boutons dans le dos de la veste d’une jeune femme, il se précipite pour resserrer ce qu’il croit être les boulons qu’il serre pendant des heures, de manière répétitive, sur la chaîne de montage.

Mais par l’humour des situations, Charlot sort vainqueur de cette lutte contre l’aliénation de l’ouvrier. Le rire libérateur transcende la dureté de la condition ouvrière aux États-Unis dans les années 30. D’ailleurs le premier carton annonce la couleur : « Un récit sur l’industrie, l’initiative individuelle et la croisade de l’humanité à la recherche du bonheur ». Le film ne se contente pas d’être une dénonciation du taylorisme, il affirme le droit de l’individu à la vie et au bonheur : la vie de l’ouvrier ne se limite pas au travail et le travail se doit d’être autre chose qu’une activité aliénante !

L’exaltation du travail collectif

L’URSS, qui fut le Paradis des Travailleurs, a aussi ses films et ses réalisateurs. Lénine avait d’ailleurs nationalisé le cinéma en décrétant que de tous les arts, il était le plus important pour la Révolution. Dès lors, ce n’est plus un personnage, ce n’est plus Charlot, ce n’est plus l’individu qui est au centre de ce cinéma mais la foule immense du prolétariat qui travaille à réaliser sur terre le paradis communiste. Paradoxalement la réalisation de ce paradis sur terre passe par l’exaltation du travail collectif, comme le disait Chris Marker dans la première de ses Lettres de Sibérie (1957), en évoquant « la joyeuse émulation du travail socialiste » ! Nous voilà donc bien loin de l’univers des Temps modernes ! Et pourtant Charlie Chaplin fut accusé de sympathies communistes et contraint à quitter les États-Unis, et le Charlot de son film est arrêté par erreur, sous l’accusation d’avoir pris la tête d’une manifestation communiste, alors qu’il tentait de restituer un drapeau rouge tombé d’une camionnette de livraison !

Dans les années 20, en Union Soviétique, de jeunes réalisateurs, engagés envers la cause de la Révolution, Poudovkine, Dovjenko, Eisenstein… veulent créer un cinéma nouveau pour une société nouvelle. Et même si le nouveau régime voit l’intérêt du cinéma pour promouvoir sa propagande, ces jeunes réalisateurs profiteront d’une liberté de ton et de forme qui rendra possible toutes sortes d’innovations cinématographiques.

La Grève d’Eisenstein (1924) est l’une des premières productions de la Cinémathèque d’état de l’Union Soviétique et c’est le premier film du réalisateur, qui connaîtra la consécration la même année avec Le Cuirassé Potemkine.

Le film raconte une grève dans une usine où les conditions de travail sont inhumaines et sa répression sanglante par l’armée tsariste. Dans ce film qui dépasse de loin l’œuvre de commande et qui n’est pas non plus un documentaire, Eisenstein fait preuve d’une remarquable maîtrise cinématographique pour servir son propos. Ainsi, les héros prolétaires, les ouvriers, ne sont jamais individualisés, ils forment une masse unie et puissante. Au contraire, les salauds, les patrons, les contremaîtres et les délateurs, sont individualisés dans une sorte de bestiaire horrifique et ils sont filmés en gros plans caricaturaux. Dans la dernière partie du film, Eisenstein applique ce qu’il appelle « le montage des attractions » et il alterne des images du massacre des masses par les forces tsaristes avec la mise à mort sanglante d’un bœuf à l’abattoir. D’ailleurs il disait : « Nous ne faisons pas du ciné-œil mais du ciné-poing » ! Le film est un coup d’essai de ce jeune réalisateur et en même temps, c’est un coup de maître, un coup de poing aussi et le récit de cette grève, comme le sera le récit de la mutinerie du Cuirassé Potemkine, atteint les dimensions de l’épopée.

Avec Staline, ces réalisateurs vont devoir suivre la ligne imposée par le Parti et le Petit Père des Peuples. Le cinéma se doit alors d’être un art simple pour faire passer la propagande communiste auprès des masses populaires et les clichés vont remplacer l’originalité et la force créatrice avec, notamment, le trio suivant : l’homme du peuple, ouvrier ou paysan, plein de bonne volonté mais un peu naïf, le saboteur étranger ou le Koulak réactionnaire, et enfin, l’homme du Parti qui montre la ligne juste et qui fait triompher la Révolution ! À l’époque du réalisme soviétique, le grand Eisenstein sera obligé de se livrer à une autocritique publique !

La voix des classes sociales défavorisées

De l’autre côté de l’Atlantique, en 1941, John Ford racontait lui aussi une grève mais à partir de l’adaptation du roman de Richard Llewelyn, Qu’elle était verte ma vallée ! Il faut rappeler que John Ford n’est pas uniquement le cinéaste du western et parmi ses films, il faut citer, entre autres, Les Raisins de la colère, adapté, cette fois encore, d’un roman de John Steinbeck, et qui raconte l’épopée des paysans chassés de leurs terres et lancés sur les routes de la Californie à la recherche d’un El Dorado, lointain et inaccessible.

Dans une paisible vallée du Pays de Galles, une grève dans la mine de charbon, va diviser parents et enfants… Le film reçut cinq Oscars à Hollywood, dont celui du Meilleur Film et du Meilleur Réalisateur.

John Ford aborde dans ce film un sujet aux connotations sociales, loin des États-Unis, sa terre d’élection cinématographique mais il se fait à nouveau la voix des classes sociales défavorisées, comme il l’avait fait pour les paysans dans Les Raisins de la colère (1940).

Dans ce film d’une grande beauté formelle, on retrouve toute l’humanité de John Ford ! Beauté des images avec ces gros plans sur les visages aux regards émouvants, tristes ou rieurs, avec ces plans d’ensemble des travailleurs qui reviennent de la mine, en chantant dans la rue principale, avec l’utilisation de la profondeur de champ dans les scènes d’intérieur avec la porte ouverte sur le paysage de la campagne, le tout ponctué par des chants gallois – et on connaît la passion de John Ford pour les chants traditionnels. De plus, il filme à hauteur d’enfant puisque l’histoire est racontée du point de vue d’un narrateur enfant, d’où l’utilisation du flash-back, de la voix off et de nombreuses contre-plongées.

L’évocation de la mine et la dureté des conditions de travail n’est pas le thème dominant du film car ce qui intéresse John Ford, c’est l’explosion d’une famille patriarcale face à la modernité. Ce film est plus un drame familial qu’un drame social. La dimension tragique du film ne provient pas uniquement des dures conditions de vie, de la misère, des accidents de travail, de la crise économique (la baisse des salaires) mais bien plutôt de la disparition d’un mode de vie traditionnel cher au réalisateur. Ainsi, on voit rarement la mine ou l’intérieur de la mine. De cette mine s’échappe cependant une fumée noire et menaçante qui fait peur ! Les fils adhèrent au syndicalisme alors que le patriarche s’y refuse mais plus que les revendications des mineurs, ce sont les ruptures au sein de la famille qui passent au premier plan.

Catherine Félix

Cinéfil n°63 - Octobre 2021