« C’est le propre de la censure violente d’accréditer les opinions qu’elle attaque… » (Voltaire)

Par la qualité des œuvres réalisées, par la richesse des thèmes abordés, par le talent de ses réalisateurs, le cinéma iranien s’affirme comme l’un des plus dynamiques du monde et les films venus de ce pays font partie de la sélection des plus grands festivals internationaux où ils remportent régulièrement des récompenses prestigieuses. Et chaque sortie d’un film iranien sur les écrans est toujours considérée comme un évènement.

Si la vitalité du cinéma iranien est remarquable, elle est aussi paradoxale car depuis ses origines, il a toujours été dépendant du pouvoir en place, que ce soit celui du Shah ou celui des Ayatollah de la République islamiste, et largement soumis à la censure.

Au moment de la Révolution iranienne, Khomeiny n’a cependant pas interdit le cinéma car il a compris qu’il pouvait servir la propagande du régime et si celui-ci a persécuté les cinéastes qu’il considérait comme des opposants, il n’a jamais réussi à les museler totalement. Étrange contradiction entre l’image répressive du gouvernement iranien et le développement de son cinéma qui se fait l’expression d’une violente critique sociale.

Une nouvelle génération de cinéastes iraniens se penche sur les problèmes propres à leur pays et, malgré les risques encourus, ils luttent, chacun à leur manière, pour un Iran plus libre, débarrassé du carcan de la censure religieuse qui étouffe le pays.

Trois de ces réalisateurs engagés et en butte aux persécutions du régime retiennent l’attention.

D’abord, Asghar Farhadi, dont le dernier film, Un héros, est programmé aux Studio depuis décembre. Asghar Farhadi vit entre l’Iran et l’étranger mais il n’est pas si libre qu’il y paraît : son passeport lui a été confisqué à plusieurs reprises, lui interdisant de sortir du pays, et il a subi de nombreuses séances d’interrogatoire. Il a accédé à la célébrité grâce à Une séparation (2011) qui, outre de nombreuses récompenses, a remporté l’Ours d’or au Festival de Berlin. Une Séparation aborde toute une palette de thèmes : séparation entre les classes sociales, séparation d’un couple, séparation entre l’enfance et le monde des adultes, séparation entre les hommes et les femmes… Et ce qui réunit tous ces thèmes, c’est le poids de la religion musulmane qui pèse quotidiennement sur les épaules des Iraniens et emprisonne les personnages. Ce n’est pas pour rien que le film se déroule dans des lieux clos, voiture, appartement, bureau du juge. Le problème de la Justice en Iran est au cœur de son dernier film, Un héros, et elle entraîne le personnage dans une spirale infernale qui va le broyer. Étrangement ce film va représenter l’Iran aux Oscars et il est l’objet d’une polémique, Asghar Farhadi se déclarant prêt à ne pas participer à la cérémonie pour bien signifier sa distance à l’égard du régime des Mollah.

Comment Asghar Farhadi peut-il tourner en Iran des films qui ne font pas la propagande du régime et qui sont choisis pour représenter l’Iran à l’étranger ? Il s’en est expliqué lui-même. Selon lui, tout dépend du censeur et il y a des mailles du filet au travers desquelles on peut toujours passer. Mais il estime avoir toujours eu beaucoup de chance.

Un pied de nez à la censure

Ce n’est pas le cas d’un autre réalisateur, Jafar Panahi, accusé de propagande contre le régime, et condamné en décembre 2010 à six ans de prison avec une interdiction de filmer, d’écrire des scénarios, de voyager (sauf pour se rendre à La Mecque) et de parler à des médias pendant vingt ans. Alors qu’ils reçoivent des récompenses dans tous les grands festivals internationaux, la plupart de ses films sont interdits en Iran, même s’ils circulent dans le pays sous forme de DVD au marché noir, ce qui est la preuve de la vitalité du cinéma iranien dans un pays muselé par la censure !

Malgré les persécutions dont il est victime, Jafar Panahi continue de tourner des films inlassablement et chacun d’eux est une victoire contre la bêtise et l’absurdité de la censure qui frappe le cinéma en Iran.

Dans Ceci n’est pas un film (2011), Jafar Panahi a demandé à son ami, Mojtaba Mirtahmasb, de l’aider à réaliser, à l’aide d’une caméra numérique et d’un iPhone, une vidéo dans laquelle il met en scène le dernier film qu’il n’a pu réaliser, le scénario ayant été censuré et le réalisateur interdit de filmer. Jafar Panahi raconte la mise en scène de son film dans le seul décor dont il dispose, le tapis de son salon ! Très vite, les deux hommes discutent de la difficulté d’être un artiste en Iran et de faire du cinéma et, sans pathos, avec drôlerie même parfois, le film rend sensibles le désœuvrement, le désespoir et l’angoisse d’un artiste dans l’impossibilité de travailler et de créer.

Surveillé sans cesse par le pouvoir, cinéaste clandestin, il doit trouver les moyens de ruser pour réussir à tourner quand même. Il a ainsi inventé le système de la double équipe de tournage. La première est un leurre qui, en cas de danger, prend la place de la véritable équipe qui tourne en secret.

Dans Taxi Téhéran, Ours d’or au Festival de Berlin en 2015, Jafar Panahi devient chauffeur de taxi. Il n’y a pas de caméra à l’extérieur de la voiture, qui, de ce fait, n’attire pas l’attention. Ce que les autorités de surveillance ne peuvent pas voir, c’est toutes les caméras installées à l’intérieur de la voiture et qui filment des passagers qui sont autant de facettes représentatives de la société iranienne, hommes et femmes, jeunes et vieux, pauvres et riches, conservateurs et contestataires… Ce film est un pied de nez à la censure et affirme le triomphe de l’Art sur qui voudrait l’anéantir et l’empêcher d’exister !

La responsabilité de ses actes dans un régime totalitaire

Mohammad Rasoulof, un autre réalisateur, partage avec Jafar Panahi les « faveurs » du régime ! Comme lui, en décembre 2010, il est arrêté et condamné à la prison (un an pour lui, six pour Jafar Panahi) pour « actes et propagande hostiles à la République Islamique d’Iran ».

En 2017, Un Homme intègre est présenté à Cannes et remporte le prix Un Certain Regard. Le film dénonce la corruption qui règne partout en Iran et raconte le combat d’un homme, David tragique et solitaire contre Goliath, qui refuse le Mal. Le passeport de Mohammad Rasoulof lui est aussitôt confisqué, s’ensuit un interrogatoire musclé et une condamnation en juillet 2019 à un an de prison.

Et pourtant, lui aussi, il tourne et ne renonce pas ! Son dernier film, Le Diable n’existe pas, a été tourné clandestinement afin de déjouer la censure. Le film, Ours d’or au Festival de Berlin en 2020, se compose de quatre histoires indépendantes mais qui résonnent en écho les unes par rapport aux autres. En découpant le film en quatre histoires, il a pu faire croire qu’il tournait des courts-métrages, moyen de détourner l’attention des censeurs, puisqu’en Iran, plus un tournage est court, moins la censure s’y intéresse ! Il a ensuite rassemblé les quatre histoires en un film de 2h30 dont la thématique, selon lui, est la suivante : « La façon dont on assume la responsabilité de ses actes dans un régime totalitaire », avec en filigrane le fil rouge de la peine de mort.

Le film rend aussi un vibrant hommage aux femmes et ce sont elles qui permettent aux hommes d’assumer et de surmonter les tourments de leur conscience. Et une chanson en est la métaphore, Bella Ciao, d’abord chant de résistance de ces ouvrières saisonnières qui travaillaient, au début du XXe siècle, dans les rizières de la Plaine du Pô, en Italie, pour dénoncer leurs conditions de travail et devenu, en 1944, le chant des partisans contre le fascisme. Dans le film de Mohammad Rasoulof, la reprise de Bella Ciao a une double résonance, jubilatoire et pleine d’espoir à la fin du deuxième épisode, plus tragique à la fin du dernier épisode et d’ailleurs, la chanson elle-même est porteuse de tous ces thèmes, ouvrières et partisans, hommes et femmes, luttes et combats, entre espoir et désespoir.

Et on retrouve dans ce chant la présence de la mort mais aussi toute la beauté de la nature qui est au centre du film de Mohammad Rasoulof et qui envahit tout l’écran ! La beauté du monde face à l’existence du Mal ! L’espoir contre le désespoir !

Catherine Félix

Cinéfil n°65 - janvier 2022