Écrivain né en 1959, Jérôme Hesse anime le magazine Vous avez dit culture sur RCF Touraine.

Dans une précédente chronique de Cinéfil, j'évoquais ma fréquentation assidue de la Cinémathèque de Chaillot et l'influence qu'elle avait eue sur mon envie d'écrire.

Quand un écrivain crée une histoire, fictive ou plus ou moins autobiographique, un film se met en place dans son cerveau et des images défilent, souvenirs ou reconstitutions, à partir desquelles il rédige à la main ou tape au clavier et ainsi, par un filtre mystérieux, l'image devient des mots alignés, des descriptions, des dialogues. À ma connaissance, il n'est pas possible d'écrire un texte de fiction sans le visualiser d'abord en esprit, comme, peut-être, le musicien entend les sons et les transforme en notes sur une portée, le peintre interprète ce qu'il veut peindre avant de le mettre sur sa toile. Car il s'agit évidemment d'une interprétation. Sur les 13 livres que j'ai publiés*, la moitié étaient des fictions, plus ou moins autobiographiques, mais deux étaient clairement une invention et je me rappelle avoir ainsi, depuis ma chambre à Paris, avec un plan de Londres punaisé sur mon mur, entièrement visualisé la course-poursuite de mon personnage dans des rues que je n'avais jamais visitées, encore moins en 1889. C'était un moment passionnant !

Je pense, mais c'est un point de vue personnel donc subjectif, que la vraie question aujourd'hui est celle du rythme des films et de l'évolution du traitement des histoires.

Le cinéma que je regardais étant jeune couvrait majoritairement les années 30 aux années 60, il était essentiellement français et anglo-saxon, on y trouvait principalement des adaptations littéraires plus ou moins fidèles. Les grands scénaristes notamment hollywoodiens travaillaient sur des modèles éprouvés, des histoires qui prenaient le temps de se construire, de se dérouler et de se conclure, au prix parfois de quelques longueurs, avec une attention forte aux personnages principaux mais aussi aux personnages d'arrière-plan et enfin un soin précis sur les décors et les lieux. On y racontait des histoires, comme dans les livres, comme dans les feuilletons des journaux populaires, comme au théâtre sur les boulevards. Les messages que véhiculaient ces histoires étaient sous-jacents. Le jeu des acteurs, leurs dialogues étaient parfois un peu théâtraux, la qualité inégale du son y contribuait, la musique symphonique émouvait ou faisait frissonner, la lumière et le cadrage donnaient à l'ensemble une poésie incomparable.

Ce cinéma de clair-obscur a donné des chefs-d'œuvre, dans mon panthéon intime, notamment les grands films de Carné, Renoir, tous les grands cinéastes américains d'avant-guerre, mais la place me manque pour tout citer.

La fin de l’innocence du spectateur

Progressivement, à partir des années 60 finissantes puis dans les décennies suivantes, l'évolution technique, l'étude des caractères des personnages et de leurs motivations, le jeu plus rapide des acteurs, les messages plus directs, l'émergence et la reconnaissance d'autres cinémas européens et non européens, par exemple asiatiques, la fin aussi d'une certaine innocence du spectateur, ont changé le regard. Les cinémas italien, anglais, espagnol, notamment, ont donné des chefs d'œuvre d'analyse, et toute une nouvelle génération nord-américaine comparable est apparue.

Mais depuis quelques années, la déferlante de l'industrie du divertissement, des séries, a changé profondément la donne. Désormais, selon moi, la priorité est donnée à la technique sur l'histoire, à la rapidité, à des rebondissements brutaux, soi-disant pour ne pas perdre les spectateurs dans des développements jugés ennuyeux ou complexes (donc on les juge stupides ?). La technique du motion capture, le jeu sans partenaire ni décor, incrustés par la suite, produit des films étranges où les acteurs sont « dans le vide » et cela se voit dans leur regard. La dilution infinie des petites histoires des personnages dans les séries produit des résultats un peu dérisoires.

Le travail de l'écrivain n'est pas indifférent à ces évolutions. Nous ne vivons pas dans un monde à part, nous sommes aussi des spectateurs et des cinéphiles. Aussi, quand je lis ou entends régulièrement « il n'y a plus de scénaristes, plus d'histoires, on réécrit toujours la même chose », j'ai envie de prendre un mégaphone et de crier publiquement « eh oh, les producteurs, les metteurs en scène, on est là, nous, les écrivains ! On sait faire. » Chiche !

*ndlr : la liste des œuvres de J. Hesse est consultable sur internet.

Jérôme Hesse

Cinéfil n°65 - janvier 2022