Dans cette troisième et dernière partie de notre exploration du monde ouvrier au cinéma, nous partons sur les traces de Ken Loach, des frères Dardenne et de Carmen Castillo qui, chacun à leur manière, ont tenté de décrire les ravages du néolibéralisme à partir des années 80 et l’échec d’une certaine forme d’engagement politique. Souvent sombre, parfois décourageant, ce cinéma montre aussi et surtout des hommes et des femmes qui n’ont pourtant pas abandonné l’espoir d’un avenir meilleur et continuent à lutter pour garder la tête haute.

Si Andrzej Wajda a été le réalisateur des difficultés et des victoires de la classe ouvrière en Pologne, Ken Loach, de son côté, axe ses films sur la misère au Royaume-Uni, les ravages de la politique néolibérale de Margaret Thatcher, la dérégulation économique, la désindustrialisation, les délocalisations, les privatisations, toutes les plaies actuelles qui frappent de plein fouet le monde du travail.

Marqué par un cinéma documentaire militant qu’on a appelé à la fin des années 60 le « Free Cinema », Ken Loach participe, avec Mike Leigh et Stephen Frears, au renouveau du cinéma britannique.

Dans chacun de ses films, il fait fusionner la réalité quotidienne saisie sur le vif et la fiction dans laquelle le personnage occupe une position centrale et pour qui le spectateur ressent un très fort sentiment d’empathie. Les dialogues sonnent toujours vrai. En effet, Ken Loach ne donne connaissance des dialogues aux acteurs que peu de temps avant le début des prises. Il choisit aussi des acteurs non professionnels, remarquables d’authenticité, qui collent au plus près du personnage qu’ils incarnent car ces personnages, c’est chacun d’entre eux dans la vraie vie, dans les lieux mêmes du tournage, ces régions ouvrières sinistrées, ravagées par la misère sociale et le chômage de masse, que Ken Loach connaît bien !

Ses personnages que la société néolibérale condamne à l’invisibilité, sont des individus pleins d’humanité, dont le parcours tragique étale au grand jour les failles de la société britannique. L’utilisation des longues focales qui écrasent les perspectives, enferme les personnages qui se démènent en vain pour tenter de trouver une issue à leur situation. Leur énergie, leur force, leur vérité sont telles que le cinéma militant de Ken Loach, dans la tradition du cinéma social à base documentaire, évite l’écueil de la démagogie.

Les films de Ken Loach évoquent des situations contemporaines à leur tournage : le chômage dans Regards et Sourires (1981), la politique antisociale de Margaret Thatcher et la vie des travailleurs de banlieue dans Riff-Raff (1991) et Raining Stones (1992), l’adolescence inéluctablement perdue dans une société où il faut se faire de l’argent à n’importe quel prix dans Sweet Sixteen (2001) et encore et toujours la critique du capitalisme et du néolibéralisme dans It’s a Free World (2007) …

Ken Loach avait décidé de ne plus tourner mais c’était sans compter sur son engagement inébranlable ! À 80 ans, en 2016, il tourne Moi, Daniel Blake et il obtient, au Festival de Cannes, sa seconde Palme d’or. Daniel Blake, un menuisier malade du cœur, est lui aussi un héros anonyme, broyé par le système, et Ken Loach dénonce encore une fois les aberrations administratives qui écrasent les hommes de bonne volonté car Daniel Blake est bien un homme de bonne volonté. Et à plus de 80 ans, en 2019, Ken Loach récidive avec Sorry We missed You, film dans lequel il dénonce les ravages de l’ubérisation contemporaine et la destruction d’une famille.

Dans toute son œuvre, Ken Loach, engagé jusqu’au bout, n’a cessé de dénoncer l’inhumanité d’un système politique qui broient sans pitié les faibles !

Des héros capables du meilleur et du pire

Dans la veine de Ken Loach et dans la perspective d’un cinéma né de l’urgence à dénoncer les dérives de la société, il convient de citer les films des frères Dardenne. Issus du cinéma documentaire, ils ont grandi dans une banlieue industrielle de Liège, expérience qui a marqué leur œuvre. « Notre vie est notre source d’inspiration », a dit Luc Dardenne. Et pour assurer l’indépendance de leur cinéma engagé, ils sont scénaristes, réalisateurs et producteurs.

Ils racontent des histoires fortes, résolument humaines mais à la différence de Ken Loach qui déclenche la sympathie du spectateur pour le héros-victime, les frères Dardenne y mettent plus de distance et leurs héros sont capables du meilleur et du pire, vérité humaine oblige ! Les frères Dardenne ont inventé une nouvelle forme de narration : une caméra à l’épaule qui suit au plus près les visages et les corps en mouvement, de longs plans-séquence, l’absence de musique, l’utilisation du silence et le choix d’acteurs non professionnels ou méconnus.

Leur premier film, La Promesse (1996) préfigure toute leur œuvre à venir, les conflits entre générations dans une société qui n’a plus de repères, une jeunesse égarée qui court dans un va-et-vient continuel et la caractéristique de leur mise en scène qui filme caméra à l’épaule ou au poing, réminiscence du passé de documentaristes des réalisateurs. Le film a aussi fait découvrir deux acteurs, Jérémie Renier et Olivier Gourmet, qui seront leurs acteurs fétiches dans d’autres films.

Les films des frères Dardenne ont remporté de nombreuses récompenses au Festival de Cannes et dans d’autres festivals, à Hollywood, à Venise… Rosetta (1999), Palme d’or à Cannes, histoire d’une jeune femme au chômage, Le Fils (2001), histoire d’un apprenti qui a tué le fils de celui qui devient son formateur, Le Silence de Lorna (2008), histoire d’une jeune immigrée albanaise à la fois victime et bourreau, L’Enfant (2005) deuxième Palme d’or, histoire d’un bébé vendu par son père qui vit d’allocations et de petits trafics, à des trafiquants et plus récemment Le Jeune Ahmed (2019), histoire d’un adolescent pris dans les réseaux de la radicalisation islamiste…

Les films des frères Dardenne s’inscrivent dans la réalité contemporaine, sur fond d’industries ruinées et de crise économique, dans un monde où il s’avère bien difficile de garder sa part d’humanité et de vivre, voire de survivre.

« ces inconnus indispensables »

Parler de la condition ouvrière, c’est aussi parler de l’engagement pour qu’un monde meilleur soit possible.

Et dans un documentaire réalisé en 2015, On est vivants, Carmen Castillo, qui s’était engagée aux côtés de son compagnon, Miguel Enriquez, dans la résistance armée contre la dictature de Pinochet, pose la question de l’engagement dans un monde ruiné par le libéralisme. Qu’est-ce qui fait avancer, quand tant d’autres se découragent, ceux qui persistent à vouloir changer le monde ?

Carmen Castillo a réalisé ce film documentaire après la mort, en janvier 2010, de son ami Daniel Bensaïd, philosophe emblématique du mouvement trotskyste, qui s’était engagé jusqu’au bout sans jamais renoncer.

Si elle dresse le constat amer et lucide de l’échec du militantisme de gauche des années 70, elle ne s’en tient pas là. Avec sa caméra, elle est allée chercher des étincelles de révolte un peu partout dans le monde, au Mexique avec les militants zapatistes du Chiapas, à Paris avec l’association Droit au Logement, au Brésil auprès des sans-terres, en Bolivie auprès d’Indiens qui défendent leur accès à l’eau pour continuer à vivre sur leurs terres, auprès des syndicalistes de Saint-Nazaire et des militantes des quartiers Nord de Marseille.

La réussite de ce documentaire tient non seulement à la qualité du montage qui réunit des luttes si différentes, si éloignées les unes des autres mais aussi au commentaire habité, personnel et littéraire de Carmen Castillo qui parle de sa propre voix tout en faisant entendre en contrepoint la voix de Daniel Bensaïd.

« Je voulais trouver, ici et ailleurs, la beauté de « ces inconnus indispensables » dont Daniel parlait, ceux qui continuent à lutter, sans la certitude de gagner, dans l’obscurité souvent et la lumière parfois, car ce sont eux qui font la grandeur de la politique. »

Et au vu de tous les films et de tous les réalisateurs dont il a été question tout au long de cet article, de Charlot à Daniel Blake, de Lulù Massa à Rosetta, des ouvriers de Rhodiaceta à Lech Walesa, ce sont eux qui font la grandeur d’un certain cinéma militant et engagé.

Catherine Félix

Cinéfil n°65 - janvier 2022