Pour son vingtième anniversaire, In the Mood for Love revient sur les écrans dans une copie flambant neuve. Ordinairement considéré comme un sommet de romantisme cinématographique, le film de Wong Kar-Wai peut aussi apparaitre comme un précis d’évitement à l’usage des frustrés volontaires (ou non). Et si, finalement, c’était à peu près la même chose ?

Existe-t-il un thème cinématographique moins original que l’amour ?

Alfred Hitchcock, lors de ses fameux entretiens avec François Truffaut, racontait l’histoire d’un cinéaste qui, réveillé au milieu de la nuit par une idée géniale de scénario, l’écrit sur un carnet, de crainte de l’oublier, avant de se rendormir. À son réveil, il consulte ses notes et lit : “boy meets girl“. Un garçon rencontre une fille (c’était au début des années 60, aujourd’hui on dira plus volontiers : une personne en rencontre une autre).

De la comédie (New York Miami, Mariage à l’italienne, etc.) au drame (L’Aurore, Breaking the waves, etc.) en passant par l’étude de mœurs à prétention historico-psycho-sociologique (La maman et la putain, Une femme sous influence, etc.), tous les styles se prêtent à la mise en scène des relations ante-, intra- ou post-amoureuses. L’intérêt du film de Wong Kar-Wai ne tient donc pas à la nature de son sujet mais bien à la façon dont celui-ci est traité. De quoi est-il question au juste ?

À Hong Kong, en 1962, les couples Chan et Chow emménagent le même jour dans des appartements mitoyens. Négligés par leurs époux respectifs qui entretiennent une liaison extraconjugale, Mme Chan (Maggie Cheung) et M. Chow (Tony Leung) se croisent, se frôlent, se rapprochent mais, malgré l’évidence flagrante de leur attirance réciproque, ne donnent jamais à leurs sentiments l’occasion de s’exprimer ouvertement. Au contraire, ils ne cessent de les réfréner, de les contenir, de les contourner. Pourquoi ça ? Mystère. La crainte éventuelle du jugement des autres, le poids probable d’une morale encombrante, mais aussi un manque de vaillance au moment d’affronter la réalité de leurs émotions. Émotions qui s’imposent pourtant à eux avec la violence d’une pulsion irrépressible, d’un besoin vital, comme celui de respirer ou de s’alimenter. La nourriture est d’ailleurs, tout au long du film, le fil conducteur métaphorique de leur relation.

À plusieurs reprises, c’est en allant acheter, chez un traiteur, les nouilles de son diner que Mme Chan retrouve, par hasard, M. Chow. Si elle est bien motivée par des motifs alimentaires, cette sortie est également un prétexte pour quitter l’appartement où la femme est abandonnée par son mari, placée sous le regard “inquisiteur“ de ses voisins et, surtout, exposée au risque de rencontrer M. Chow et d’être confronté à leurs désirs partagés. Elle a beau l’éviter (léviter ?) elle tombe immanquablement sur lui.

Les silences du désir

Dans une scène presque burlesque à force d’absurdité, Mme Chan et M. Chow se trouvent confinés de force dans la chambre de ce dernier où ils s’étaient retrouvés pour partager leurs diners, après que la propriétaire et son mari, qui devaient être absents pour la soirée, sont rentrés inopinément pour se lancer dans une partie de mahjong à rallonge. Le bon sens serait pour Mme Chan de sortir de l’appartement et de rentrer chez elle, puisqu’elle n’a, d’une part, rien à se rapprocher et, de l’autre, pas de compte à rendre à quiconque. Mais non. Redoutant la réaction de leur entourage, les deux resteront cloitrés dans la chambre toute la nuit et une partie du jour suivant. S’ils appréhendent à ce point le jugement des autres, s’ils craignent qu’on leur prête une liaison qu’ils n’ont pas, c’est bien parce qu’ils sentent en eux l’envie de la voir advenir sans parvenir pour autant à s’y abandonner. Ça frémit, ça crépite, ça bouillonne, mais ça résiste, comme le riz dans l’autocuiseur que M. Chan rapporte du Japon à Mme Chow.

Cette impérieuse et étouffante puissance du désir, Wong Kar-Wai l’illustre remarquablement en resserrant autour de ses personnages l’espace des décors et le cadre de l’image.

Les appartements, partagés en collocation, sont d’une extrême exiguïté. Leurs occupants ne peuvent échapper, lorsqu’ils se croisent dans les couloirs ou sur les paliers, aux effleurements inopinés et doivent faire de véritables contorsions pour prévenir les contacts directs. La dimension secrète, interdite, enfouie, des désirs est soulignée par des cadrages serrés, par l’insertion dans le cadre d’éléments qui en réduisent encore les dimensions comme pour souligner le caractère clandestin, secret, des sentiments en jeux (là, une porte, ici un rideau).

Dans une autre scène, Mme Chan et M. Chow se retrouvent, une fois de plus, dans la rue. Elle est adossée à un mur. Il lui fait face. Ils se parlent à mi-voix en échangeant force regards langoureux. Vont-ils s’enlacer, s’embrasser ? Bien sûr que non. M. Chow bat en retraite, non sans avoir furtivement caresser la main de Mme Chan, du bout des doigts. Le geste rapide, presque volé, est saisi en gros plan. Mme Chan instantanément retire sa main que la caméra suit lorsqu’elle la fait remonter le long de son bras sur lequel elle la referme, crispée. Sa réaction n’est pas celle d’une femme outragée de se voir imposée un attouchement qu’elle réprouve. Le contact de la main de Chow exacerbe son propre désir. Et si elle fait glisser ses doigts sur sa propre peau, c’est pour y porter, par procuration, ceux de l’homme. Elle se caresse avec la main qu’il a caressé, avec la trace de sa caresse à lui. Elle ne s’offre pas à l’homme qu’elle convoite mais au fantasme dont elle l’entoure. C’est son propre désir qu’elle laisse surgir, ce désir qu’elle tente sans cesse de retenir et qui ne demande qu’à jaillir par tous les pores de sa peau. Le génie de Wong Kar-Wai consiste à montrer ce geste au ralenti, pas un ralenti fluide mais au contraire syncopé, un ralenti dont les sursauts témoignent du bouillonnement intérieur de la femme qui a le plus grand mal à contenir dans sa chair ses désirs, à les faire taire (le titre du film au Québec est Les silences du désir).

Est-ce ça l’amour dont certains voient dans le film de Wong Kar-Wai une représentation ultime ?

Une image sans réalité

Il est possible d’imaginer beaucoup de choses devant un film (et même tout ce qu’on veut, en vérité, sinon quel plaisir prendrions-nous à aller au cinéma ?). Pourquoi pas, alors, que Mme Chan et M. Chow préfèrent vivre avec leur désir inassouvi, au risque de la frustration, plutôt que de se soumettre à des diktats sociaux qui prétendraient leur imposer une façon d’être amoureux ? Supposons qu’ils aient lu l’éloge de la fuite d’Henri Laborit (rien ne nous en empêche hormis la vraisemblance chronologique - le livre ayant été publié en 1976 alors que l’action du film se situe quatorze années plus tôt) : « Décrire l’amour comme la dépendance du système nerveux à l’égard de l’action gratifiante réalisée grâce à la présence d’un autre être dans notre espace, est sans doute objectivement vrai. » Prenant conscience du caractère physiologique de l’amour qui ne serait rien d’autre que la manifestation chimique d’une tentative désespérée et radicalement solitaire pour tenter de maintenir, autant que faire se peut, une intégrité physique et mentale, tout le reste, à savoir le désir, la séduction, la convoitise et tout ce qui vient alimenter les rapports humains d’ordre sensuels et sexuels, relevant d’une construction sociale, il est possible qu’ils auraient envie d’y regarder à deux fois avant de se lancer dans une relation potentiellement aliénante et décevante. D’autant que, quelques lignes plus loin, ils apprendraient que : « Le seul amour qui soit vraiment humain, c’est un amour imaginaire, c’est celui après lequel on court sa vie durant, qui trouve généralement son origine dans l’être aimé mais qui n’en aura bientôt plus ni la taille, ni la forme palpable, ni la voix, pour devenir une véritable création, une image sans réalité. » Ce qui pourrait alors empêcher M. Chow et Mme Chan de franchir le pas, de se déclarer leurs sentiments et de consommer leur amour (comme on le fait d’un bon plat de nouilles), ce serait la crainte, d’abord, d’avoir à constater que la relation amoureuse qu’ils pourraient avoir ne serait pas au niveau de l’idée qu’ils s’en sont faite, que la réalité n’est pas à la hauteur de leurs imaginaires ; celle, ensuite, de corrompre leur amour en le soumettant à des principes relationnels gangrenés par le fait que « les dominants ont toujours utilisé l’imaginaire des dominés à leur profit » (Laborit, toujours).

In the Mood for Love serait alors une invitation à la déconstruction, pour employer un mot à la mode. Peut-être que Mme Chan préfère l’idée de la caresse à la caresse subie par la “proie“. Peut-être que M. Chow préfère la frustration du baiser retenu au baiser imposé par le “prédateur“. Peut-être que les réponses à toutes ces questions se trouvent enfouies dans la fissure d’un temple d’Angkor qui les conservera, à jamais, secrètes.

Gaston Chapelle

Cinéfil n°67 - Mai 2022