Tourné en plein maccarthysme, La Cinquième victime est l’avant-dernier film que Fritz Lang réalisera durant sa carrière américaine. Contrairement à ce que son titre pourrait laisser entendre, La Cinquième victime n’est pas un film policier. Dès les premières images, le spectateur connaît le visage du tueur, il sait qu’il traque des femmes seules, jeunes et séduisantes, qu’il s’introduit chez elle et les tue, en laissant toujours des traces de son passage, qui sont autant d’indices qu’il laisse après son crime sur les traumatismes dont il est victime.

Si l’intrigue policière joue malgré tout un rôle dans le film, elle est surtout un prétexte pour dénoncer les dérives du journalisme à sensation, à l’avènement de la télévision, au sein d’un grand journal.

L’héritier du journal, Walter Kyne (Vincent Price), grand flandrin au visage niais, décide de mettre en compétition les trois prétendants au poste de directeur exécutif qu’il souhaite créer et le poste reviendra à qui couvrira l’arrestation du tueur.

Dans les bureaux de verre où chaque protagoniste de la chasse à l’homme est enfermé, fusent les coups bas, les sourires fielleux, les regards assassins, les trahisons… Les cloisons vitrées où chaque protagoniste est à la fois isolé et exposé aux regards des autres sont autant de liens visuels dans une narration qui se déroule quelquefois comme une histoire sans paroles !

Triste vision de l’humanité, triste vision de la presse où terrasser l’autre pour gagner devient le seul et unique enjeu d’un combat à mort. Trois journalistes aux dents longues s’affrontent : Loving (George Sanders), Griffith (Thomas Mitchell) et Kritzer (James Craig), trois criminels virtuels aux pulsions aussi sombres que celles qui poussent le serial-killer à tuer.

Le journaliste vedette du journal télévisé, Ed Mobley (Dana Andrews) semble se tenir à l’écart de la mêlée mais la traque l’intéresse personnellement et il ne va pas hésiter à utiliser sa fiancée pour qu’elle serve d’appât au tueur. Avec le personnage d’Ed Mobley, Fritz Lang revient sur la question de la dualité qui hante ses films, son obsession pour la nature contradictoire de l’âme humaine, toujours déchirée entre le Bien et le Mal. En effet, Ed Mobley comprend immédiatement comment le tueur s’introduit chez ses victimes et lui-même utilisera ce moyen pour forcer la porte de sa fiancée qui l’a éconduit !

Dans une autre scène très troublante, le meurtrier, assis devant son écran de télévision, regarde Ed Mobley qui s’adresse à lui pour lui signifier à quel point il le connaît. L’écran de télévision fait en quelque sorte office de miroir. C’est à son propre reflet que le journaliste s’adresse et le meurtrier devient son double noir.

À la fin du film, le journaliste pourchasse l’assassin dans les couloirs du métro et à certains moments, leurs silhouettes se confondent sans qu’il soit possible de déterminer qui est qui ! Certes la mise en scène renforce le suspense mais elle souligne aussi l’ambiguïté entre les deux personnages.

Dans ce film très noir, les personnages féminins ne sont pas non plus épargnés : Dorothy (Ronda Fleming), la femme du patron, le trompe avec un des prétendants qu’elle souhaite favoriser, la femme de Loving, jouée par Ida Lupino, remarquable arriviste à des fins personnelles, cherche à séduire Ed Mobley, à la demande de son mari, pour lui soutirer ses secrets sur l’enquête et Nancy, la fiancée de Mobley, se comporte en femme avertie pour obtenir ce qu’elle veut.

La Cinquième victime est un film choral qui offre une galerie de portraits sans concession à l’intérieur d’une salle de presse qui devient une métaphore de la société américaine où intrigues sordides, recherche du profit personnel et arrivisme affiché font loi.

Pas de héros dans ce film d’un pessimisme noir où l’on traque sans pitié un criminel pour les besoins d’un scoop et où les journalistes qui participent à cette chasse à l’homme impitoyable en exploitant les crimes à des fins de sensationnalisme, ne valent finalement pas mieux que l’assassin. La Cinquième victime est alors comme un écho entre un film de Fritz Lang, tourné pendant sa période allemande, M. Le Maudit (1931), autre criminel victime de ses pulsions, et le dernier film de sa période américaine, L’Invraisemblable vérité (1956), film policier situé lui aussi dans les milieux du journalisme.

Catherine Félix

Cinéfil n°67 - Mai 2022