Des films de toutes les époques, de tous les genres, de tous les pays, muets, parlants, chantants, des hommages, des rétrospectives, des avant-premières, des reprises, mais aussi des rencontres, des expositions, des concerts… Depuis cinquante ans, début juillet, le Festival La Rochelle Cinéma propose dix jours durant une programmation qu’un mois entier ne suffirait pas à épuiser. Compte-rendu délibérément subjectif de l’édition 2022 par l’envoyé spécial du Cinéfil.

Plus vite, plus haut, plus fort. D’une édition à l’autre, le Festival La Rochelle Cinéma repousse si loin les limites de l’audace cinéphilique qu’il pourrait faire sienne la devise olympique. À ceci près qu’il n’y a ici ni compétition, ni médaille ni podium, que les cuisses qui dépassent des shorts sont moins véloces que sur les pistes d’athlétisme, et que les organisateurs, que l’on croise aisément au milieu des bénévoles assurant un accueil chaleureux des festivaliers, n’ont pas, et qui s’en plaindrait ? les élans réactionnaires d’un Coubertin. Bien au contraire, la programmation qui mélange à profusion les inédits et les reprises, les genres et les formats, les époques et les nationalités, est manifestement composée pour satisfaire toutes les curiosités, au-delà même de leurs espérances, et surtout redonner à la salle de cinéma son essentielle fonction : réunir et partager.

Des films d’hier et d’aujourd’hui

Créées en 1973, les Rencontres Internationales d’Art Contemporain étaient conçues comme un festival pluridisciplinaire alliant musique, théâtre, danse et cinéma. Douze ans plus tard, seul ce dernier fut conservé et les RIAC se rebaptisèrent Festival Cinéma de La Rochelle, puis, en 2002, Festival International du Film de La Rochelle et finalement Festival La Rochelle Cinéma (Fema) en 2019. Le nom change, l’esprit demeure et l’ambition, avec le temps, se renforce : proposer une sélection de films d’hier et d’aujourd’hui aux cinéphiles avertis ou occasionnels. Cette année ceux-ci avaient le choix entre un hommage à Alain Delon en vingt-et-un films réalisés par des cinéastes aussi divers que Pierre Gaspard-Huit, Luchino Visconti ou Bertrand Blier ; un autre à Joanna Hogg, réalisatrice britannique quasi-inconnue car peu distribuée en France ; un troisième à Jonas Trueba jeune réalisateur espagnol ; une sélection de six films ukrainiens de ces trois dernières années ; quatre ciné-concerts ; une rétrospective de neuf films d’Audrey Hepburn sur les vingt-huit qu’elle tourna ; quatre films de la réalisatrice bulgare Binka Zhelyazkova ; une intégrale Pier Paolo Pasolini ; un panorama du cinéma portugais couvrant 70 ans de production ; une vingtaine de films restaurés ou réédités ; une quarantaine présentés en avant-première... Au total, plus de trois cents films. Sur les neuf jours et demi que durent le festival, un spectateur motivé peut en voir entre quarante-cinq et cinquante. Reste à savoir lesquels. Les mieux organisés passent d’une salle à l’autre en suivant un programme soigneusement “stabyloté“. Les autres, plus aventureux ou moins cinéphages, s’en remettent au hasard sinon aux conseils qui ne manquent pas de circuler dans les files d’attente, chez le glacier du coin ou dans le hall de la Coursive. À chacun sa stratégie. La mienne mêle le plaisir des retrouvailles à celui de la découverte.

Un charme intact

Vus et revus, les films d’Audrey Hepburn gardent un charme intact qui dépasse le seul plaisir nostalgique. Cela tient à la personnalité si singulière de l’actrice, à son jeu à double détente qui révèle derrière une fragilité de façade la vraie malice d’une fausse ingénuité. Dualité sans doute entretenue par une silhouette fort éloignée des standards d’une époque plus prompte à célébrer les morphologies d’une Marilyn Monroe ou d’une Lana Turner, et dont l’androgyne allure trouve aujourd’hui un écho particulier dans la vague salutaire de remise en cause des questions de genre et d’assignations sexuées. Si Sabrina (Billy Wilder, 1954) ou Diamants sur canapé (Blake Edwards, 1961) sont à ce titre exemplaires, La Rumeur (William Wyler, 1962) ou My Fair Lady (George Cukor, 1964) en offrent, dans des styles différents et en usant d’allusions socio-politiques plus frontales, des variations appréciables. Mais l’intérêt d’une telle rétrospective est également historique. Revoir en quelques jours plusieurs films de la même actrice permet de mesurer l’évolution de son jeu tout autant que celle des techniques de mise en scène, d’écriture ou de production d’une époque révolue.

De Jonas Trueba, je ne connaissais qu’Eva en août qui lors de sa sortie en 2019 m’avait fait forte impression. Le film qui expose les doutes existentiels d’une jeune femme, interprétée avec une émouvante conviction par Itsaso Arana, à travers les rencontres fortuites qu’elle fait en arpentant les rues de Madrid, était d’une parfaite maîtrise qu’une seconde vision ne fait que confirmer. La découverte de ses films précédents, comme La Reconquista (2016) ou Los Illusos (2013), lui donne une force plus grande encore en le replaçant dans une œuvre en construction dont la cohérence formelle et idéologique force le respect, a fortiori de la part d’un cinéaste à peine quarantenaire, dont nous pûmes, par ailleurs, apprécier l’affabilité tranquille lors d’une rencontre animée par Marcos Uzal, rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma.

 « Je m’attendais à pire. »

Mon séjour à La Rochelle fut émaillé de moments forts souvent associés à de belles découvertes. La place me manque pour évoquer correctement Os Mutantes (Teresa Villaverde, 1998), Un Beau matin (Mia Hansen-Løve, 2022) ou L’Étrange affaire Angelica (Manoel de Oliveira, 2010), entre autres. Je ne peux cependant pas conclure ce bref compte-rendu sans dire un mot de Pier Paolo Pasolini. J’ai longtemps eu, avec ce réalisateur, un problème que je pourrais résumer en quatre mots : il me fait chier. Pas lui personnellement bien sûr mais son cinéma. Les quelques films (deux) que j’avais vu m’avaient à chaque fois laissé mal à l’aise et dubitatif. Il y avait en eux, au niveau des prises de vue, de l’interprétation ou de l’utilisation de la musique, ce qui m’apparaissait comme des ruptures de tons pénibles à supporter. Rien d’alarmant pour autant à cela car il n’est écrit nulle part que la valeur d’un engagement cinéphile passe pas l’adulation obligatoire de tel ou telle cinéaste. Pour autant nombre de proches à qui je faisais occasionnellement part de mes réticences se montraient étonnés voire incrédules. Ne se trouvaient pas parmi eux que des imbéciles, loin s’en faut, et plusieurs m’opposèrent des arguments qui à défaut de me convaincre m’incitaient à y réfléchir à deux fois. Tant et si bien qu’après avoir pris connaissance du programme du Fema, je décidais de tenter une opération de la dernière chance. Il est certain qu’une œuvre comme celle de Pasolini s’appréhende différemment quand on a l’opportunité d’accéder à des visions rapprochées de ses films. La façon dont ils se font l’un l’autre échos ou la reconnaissance d’une certaine pratique formelle sont autant d’éléments qui permettent de mieux saisir une démarche artistique ou politique, à plus forte raison lorsqu’elle est précisée par des spécialistes. Plus qu’éclairante la présentation de Théorème (1968) par Jean-Baptiste Thoret était passionnante et il n’est pas douteux qu’elle a influencé ma perception du film au point de me conforter dans l’envie de creuser le sujet. Il se trouve qu’après avoir vu Mamma Roma (1962) ou Œdipe Roi (1967), je n’ai pas changé d’avis sur le cinéma de Pasolini. Il continue de m’agacer mais il a cessé de m’indisposer, bouscule mes a priori (ce qui n’est jamais inutile) et me pousse dans mes retranchements intellectuels (pas trop loin non plus donc). Y compris et surtout Salò ou les 120 journées de Sodome (1975) qui est vraisemblablement l’un des films les plus perturbants qu’il m’ait été donné de visionner. La brutalité inouïe du propos illustrée par des situations d’une violence quasi-insupportable place celui qui y assiste dans une position particulièrement inconfortable. Pourtant de la cinquantaine de spectateurs présents, pas un n’a quitté la salle avant la fin du générique final - alors que lors de la projection de Nouvelle Vague (Jean-Luc Godard, 1990) à laquelle j’avais assisté quelques heures plus tôt au moins une dizaine de personnes sont sorties, certaines en manifestant ostensiblement leur mécontentement. Plus inattendu encore, lorsque les lumières se sont rallumées, j’ai entendu un jeune homme faire à son voisin cette confession qui ne manqua pas de me laisser perplexe : « Je m’attendais à pire. » Pire que ce à quoi nous venions d’assister, sur le coup j’avais du mal à imaginer ce que cela pouvait être selon lui et je lui aurais certainement poser la question si je n’avais été à ce point déstabilisé par la puissance du film. À moins que ce ne soit la crainte d’entendre sa réponse qui m’ait retenu de l’interroger.

C’est aussi pour ces moments-là que le Festival La Rochelle Cinéma est un rendez-vous que certains ne manqueraient pour rien au monde. Vous l’aurez vraisemblablement deviné : je suis de ceux-là.

Gaston Chapelle

Cinéfil n°68 - novembre 2022