Figures bien connues des habitués des Studio, Tarik Roukba et Jérémie Monmarché, qui officient respectivement à la bibliothèque et à l'accueil des groupes scolaires, se sont lancés en juillet 2020 dans une nouvelle aventure baptisée PasserelleCiné. Le nom annonce clairement l’objectif visé : faire du cinéma un outil d’intégration et de partage en créant des ponts entre les salles d’Art & essai et un public qui ne pense pas ou n’ose pas en pousser les portes. Rencontre avec les deux créateurs de l’association.

Comment est née l’association PasserelleCiné ?

Jérémie : Depuis le temps que Tarik et moi travaillons aux Studio, nous avons pu constater qu’il y avait toute une catégorie de public qui n’y venait jamais. Ce qui n’est pas propre au lieu d’ailleurs. Le constat est le même dans tous les cinémas Art & essai. L’idée de base de PasserelleCiné, que nous avons créée en juillet 2020, était donc de sortir du cinéma pour aller à la rencontre de ce public-là afin de lui faire découvrir et aimer le cinéma Art & essai.

Tarik : Dans le cadre du mémoire que j’ai soutenu à la FEMIS, j’ai étudié la fréquentation des salles de cinéma en fonction des catégories socio-professionnelles des spectateurs et il apparaît que les moins favorisées se tournent plus spontanément vers les multiplexes que vers les salles Art & essai, alors même que celles-ci proposent des films dont les thématiques pourraient leur plaire ou les intéresser. L’objectif de PasserelleCiné est de lever ces barrières.

À quoi sont-elles dues, à de la méconnaissance ou à une réticence de la part de ce public ?

Tarik : C’est un mélange de différents facteurs. D’abord, les films classés Art & essai sont moins médiatisés que Le Seigneur des anneaux ou Star Wars, ils font appel à des acteurs moins connus, donc ils sont moins visibles du grand public qui peut avoir tendance, en plus, à les identifier a priori comme des films ennuyeux ou moins divertissants.

Jérémie : Des films qui seraient réservés à une certaine catégorie de spectateurs. Par conséquent, celles et ceux qui pensent ne pas en faire partie ne s’autorisent pas à venir les voir, si tant est qu’ils aient connaissance de leur existence. D’autant que les cinémas Art & essai ne font pas forcément une démarche très active pour s’ouvrir à ce public.

Tarik : Ces réticences, si elles existent vraiment, sont pourtant assez simples à lever. Par exemple, nous avons organisé une projection dans une école du Sanitas, pendant laquelle ont été présentés des films de Charlie Chaplin, de Buster Keaton, muets et en noir et blancs, et ça n’a posé aucun problème. Au contraire, les enfants étaient ravis. À un autre groupe du même quartier, nous avons proposé Haut et fort de Nabil Ayouch, dont ni les jeunes ni l’animateur qui les accompagnait n’avaient entendu parler, et le film a été très bien accueilli, l’échange qui a suivi était très riche. Si nous n’avions pas organisé cette séance, ils seraient passé à côté et n’auraient peut-être jamais mis les pieds aux Studio.

Pratiquement, comment faites-vous venir ces spectateurs au cinéma ?

Jérémie : Dès le début nous avons compris que pour faire ce travail d’ouverture, il fallait absolument que nous soyons en lien avec les relais que sont les animateurs et animatrices de centres sociaux dans les quartiers prioritaires, puisque c’est la population que nous visons.

Tarik : Le but est avant tout de créer du lien en utilisant les films comme support de partage et d’échange. Dans le quartier Maryse Bastié, par exemple, il y a un souci de personnes isolées et le cinéma peut être un outil pour les remobiliser en les remettant dans une dynamique de sortie et de rencontre. Nous échangeons avec les animatrices et animateurs de quartiers pour construire des séances en tenant compte des problématiques qui ont été identifiées sur leur secteur. Et ça fonctionne. Au mois de décembre, nous avons accueilli une habitante du quartier Bords de Loire qui se fait appeler Trottinette et, à 75 ans, venait au cinéma pour la première fois de sa vie.

Jérémie : ça lui a plu. Depuis, elle revient.

Vous organisez également des séances hors les murs.

Tarik : Les interventions dans les quartiers se font souvent à la demande. Par exemple, un collectif de femmes du Sanitas nous a sollicité pour organiser une projection suivie d’un échange ou encore, dans le cadre d’un projet qui s’appelait Quartier au ciné, nous sommes intervenus auprès de groupes de jeunes de Joué-les-Tours, du Sanitas et au Centre Courteline où nous avons projeté Outsiders de Francis Coppola. C’est assez varié. Notre première projection, c’était Tout simplement noir de Jean-Pascal Zadi et John Wax, dans le cadre du festival Plumes d’Afrique. Un film intéressant, par rapport à ce que nous disions au début de l’entretien, parce qu’il est divertissant, c’est une vraie comédie, un peu provocatrice, mais aborde également des thématiques qui peuvent faire débat, sur le racisme ou la lutte sociale.

Le but n’est pas seulement de montrer des films mais aussi de débattre.

Jérémie : Le film est vraiment l’occasion d’échanger, que ce soit sur les thèmes qui y sont abordés ou sur la façon dont ceux-ci sont présentés, sur la façon dont la réalisatrice ou le réalisateur fait passer son message. Il ne s’agit surtout pas de donner un cours de cinéma, ni d’expliquer aux spectateurs ce qu’ils doivent voir et comment, mais de les accompagner dans l’analyse des images et surtout de permettre à chacun d’exprimer ses ressentis. Quand les spectateurs débattent autour du film qu’ils viennent de voir, ils font rapidement écho à ce qu’ils vivent. C’est ça qui est intéressant. Ça renvoie à la vie en société.

Tarik : Nous proposons des fiches de présentation des films, avec des informations et des pistes d’analyse ou de réflexion, qui peuvent servir de base pour animer une discussion. Il n’y a pas besoin d’avoir un Bac+10 en cinéphilie pour ça, il faut juste proposer des pistes sur lesquelles chacun va pouvoir s’exprimer. Le but est vraiment d’être dans une transmission et dans un échange avec un public qui apporte de nouvelles choses par rapport à ce qui peut se faire habituellement. Nous sommes nettement dans une démarche d’éducation populaire. Dans une période qui peut sembler parfois un peu sombre, le cinéma est une façon de mettre en lumière les possibilités du vivre ensemble.

Jérémie : L’idée c’est que ces films, qui ont été réalisés et pensés pour être partagés, soient vu par le plus de monde possible. Parce que le cinéma c’est ça : réunir les gens, dans une salle, autour d’un film.

Comment se construit la programmation ?

Tarik : Au sein de l’association qui compte une dizaine de personnes, nous avons un petit groupe, les Têtes chercheuses, chargé d’écumer les festivals et d’éplucher les infos sur les films avant leur sortie. À partir de là, nous pouvons faire des propositions aux différentes structures auprès desquelles nous intervenons, en tenant compte des souhaits ou attentes qu’elles nous font remonter.

Jérémie : Nous privilégions les films à la fois accessibles et proposant une thématique qui, selon nous, peut être intéressante à creuser. C’est forcément subjectif, parce que ce sont des films qui correspondent à nos goûts personnels mais le choix se fait en concertation avec nos partenaires.

Tarik : Idéalement, nous souhaiterions que ces personnes relais soient à même de sélectionner les films à partir des éléments que nous leur fournissons. C’est pour ça aussi que nous avons entamé des formations Cinéma éducation populaire, pour leur donner les outils qui leur permettront de choisir elles-mêmes, dans la programmation des Studio, les films qui peuvent intéresser le public qu’elles accompagnent ou qui développent une thématique qu’elles souhaitent traiter avec lui.

Jérémie : Nous travaillons fréquemment avec les courts-métrages, parce que le format est très pratique dans ce genre d’ateliers, il permet d’alterner les genres et les thématiques tout en laissant du temps à la parole. Nous avons organisé des séances de ce genre pour les mineurs non accompagnés pris en charge par Entraide et Solidarité. L’association avait quelques thématiques en tête. Nous avons cherché les courts-métrages qui pouvaient correspondre, les avons présentés lors de deux séances dans leurs locaux et, la semaine dernière, ils sont venus voir un film en salle. Là, l’objectif est vraiment atteint, le lien est créé.

Comment est-il possible de soutenir ou participer aux activités de PasserelleCiné ?

Tarik : Les adhésions sont ouvertes. Plus nous serons nombreux, mieux nous défendrons le cinéma auprès d’un public qui vient peu dans les salles Art & essai. Toutes les aides sont les bienvenues pour soutenir cette idée et celles et ceux que cela intéresse peuvent nous contacter sur l’adresse mail de l’association.

Êtes-vous en liens avec d’autres associations équivalentes ?

Tarik : Dans le cadre du Challenge Future@cinema, nous avons rencontré une travailleuse sociale passionnée de cinéma qui a trouvé notre projet intéressant et que nous allons aider à développer un PasserelleCiné sur le territoire du Grand Est. Nous sommes également en contact avec des structures régionales, comme l’ACRIF en Île de France ou MaCaO en Normandie, et même européennes, comme Les Grignoux, une scop regroupant 150 salariés qui possède des salles de cinéma à Liège et Namur.

Jérémie : à chaque fois que nous présentons l’association au CNC ou aux distributeurs, ils se montrent très enthousiastes parce que notre action répond à une double problématique : la relance de la fréquentation des salles de cinéma, qui est plutôt en baisse, et la captation d’un nouveau public. L’association Passeurs d’images est dans une démarche similaire à la nôtre mais pas sur des films d’actualité. Zéro de conduite de son côté se positionne sur le même type de programmation que nous mais s’adresse plutôt au milieu scolaire. Il existe beaucoup d’initiatives différentes mais complémentaires.

Des conseils ou coups de cœur pour finir ?

Tarik : Ninja baby, un premier film norvégien, réalisé par Yngvild Sve Flikke, construit sur des animations incrustées dans les images réelles. C’est très réussi, touchant, drôle et original. Et puis Pamfir, du réalisateur ukrainien Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk. Le film, qui sortira le 2 novembre, se situe à la frontière entre l'Ukraine et la Roumanie et aborde plein de sujets comme la famille, les traditions, le passage à l’âge adulte. L’esthétique est vraiment magnifique et le scénario remarquable.

Jérémie : Le petit Nicolas, qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? d’Amandine Fredon et Benjamin Massoubre, pour sa légèreté, son ton, sa façon astucieuse et maligne de proposer en même temps des histoires rigolotes et de montrer la création d’un personnage par un dessinateur et un écrivain. Je l’ai découvert au festival de La Rochelle et forcément quand je vois un film, je me demande toujours si ça pourrait être un film pour PasserelleCiné.

Pour joindre l’association PasserelleCiné : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

entretien réalisé par Olivier Pion

Cinéfil n°68 - novembre 2022