Kinuyo Tanaka est une grande actrice du cinéma japonais qui fait ses débuts en 1924, à l’époque du cinéma muet. En 1931, elle est à l’affiche du premier film parlant japonais et elle va tourner avec les plus grands réalisateurs, Ozu, Naruse, Mizoguchi

Elle est aussi une des premières femmes cinéastes d’après-guerre. Les six films qu’elle a réalisés étaient inédits en France jusqu’à aujourd’hui.

Engagée par Naruse comme assistante sur le tournage d’un de ses films, elle s’initie à la mise en scène. En 1953, Mizoguchi refuse de signer une lettre de recommandation pour qu’elle puisse faire ses débuts de cinéaste, mais elle aura le soutien des autres grands réalisateurs. Dans les années 50, elle est la seule femme cinéaste au Japon. Son cinéma est résolument féminin et il fait la part belle aux actrices et aux grands sujets.

Six films réalisés entre 1953 et 1962… Six portraits de femmes dont celui de La Princesse errante (1960).

L’Histoire et le destin de l’héroïne étant indissociablement liés, il convient de donner quelques dates clés pour comprendre l’arrière-plan historique.

18 septembre 1931, les Japonais envahissent la Mandchourie.

18 février 1932, l’État du Mandchoukouo est proclamé. Ce gouvernement fantoche, à la tête duquel les Japonais ont placé Pu Yi, l’ex-empereur de Chine, perdurera jusqu’en août 1945.
8 août 1945, les troupes soviétiques entrent en Mandchourie.

Kinuyo Tanaka filme avec une remarquable puissance le contexte historique tout en brossant un superbe portrait de femme. Les premières images du film en sont l’illustration : la caméra filme, alternativement et à ras du sol, des bottes de soldats qui défilent et les pieds légers, chaussés de ballerines noires, d’une toute jeune fille.

Le film est une fiction inspirée de la biographie de Hiro Saga, qui, en 1937, épousa, pour raison d’état, le frère de l’empereur de l’état fantoche du Mandchoukouo.

La jeune fille insouciante dont la caméra suit les pas s’appelle Ryuko. Elle vit dans une belle demeure avec ses parents et sa grand-mère qu’elle adore, quand elle reçoit la proposition d’un mariage arrangé avec le frère de l’empereur du Mandchoukouo. La famille est d’abord réticente mais se laisse finalement convaincre.

La caméra de Kinuyo Tanaka filme avec une rare délicatesse l’éveil du sentiment amoureux entre le jeune Mandchou et Ryuko en même temps qu’elle met en scène magnifiquement, et avec une précision quasi documentaire, les préparatifs du mariage et le mariage lui-même : splendeur des costumes, le kimono de la mariée, sa coiffure, les rites très codifiés de la cérémonie.

Ryuko quitte le Japon avec son mari et s’installe à Hsinking, la nouvelle capitale. Commence pour elle, avec la naissance d’une petite fille, Eisen, une période heureuse que Kinuyo Tanaka met en scène avec une certaine mièvrerie qui prête un peu à sourire, par la musique, les filtres rougeoyants qu’elle utilise, le jeu des acteurs…

Mais ce lyrisme un peu démodé ne va pas durer avec l’irruption de l’Histoire dans la vie de l’héroïne et le film se mue alors en épopée. La caméra montre comment cette jeune femme privilégiée devient une femme courageuse, capable de résister face aux événements historiques qui menacent de l’emporter : marches forcées épuisantes, prisons sinistres, famine et souffrances quotidiennes. Elle veille constamment sur sa fille et elle s’occupe avec une rare abnégation de l’impératrice déchue sur laquelle l’empereur lui a demandé de veiller, en même temps qu’elle s’inquiète pour le sort de son mari qui a été fait prisonnier par les Soviétiques alors qu’il cherchait à s’enfuir avec l’empereur et dont elle restera longtemps sans nouvelles.

Le retour de Ryuko au Japon, après tant d’épreuves, permet un retour à un lyrisme un peu idyllique, feutré malgré tout, car les épreuves l’ont vieillie et mûrie. Cependant le spectateur n’a pas oublié l’image qui ouvre le film et qui est commentée en voix off par la mère elle-même, celle de la jeune Eisen, étendue morte sur un tapis de feuilles. La composition circulaire du film nous renvoie à l’image du début et à la tragédie : le suicide d’Eisen. Même si le film se termine sur une note d’espoir, Ryuko admire les fleurs qu’elle a plantées et qui symbolisent sa foi en un avenir meilleur pour son pays, c’est quand même la violence d’un destin de femme face à l’adversité qui demeure dans l’esprit du spectateur.

Catherine Félix

Cinéfil n°68 - novembre 2022