Gérard Philipe aurait eu 100 ans le 4 décembre 2022, mais plutôt que cet improbable anniversaire, on retiendra deux chiffres marquants, sa disparition brutale fin 1959, alors qu'il n'avait pas même 37 ans et la fulgurance de sa carrière, à peine 17 petites années qui ont inscrit dans le ciel artistique une longue trace lumineuse, hélas un peu évanouie désormais.

Une carrière non seulement fulgurante mais également d'une exceptionnelle diversité et richesse, car Gérard Philipe a embrassé avec enthousiasme mais aussi avec rigueur à la fois le théâtre, le cinéma et même la discographie, sans omettre un engagement militant qui n'était pas de simple figuration.

Issu d'une famille aisée vivant dans le sud de la France, son destin bascula au sortir de l'adolescence, quand la guerre éclata. Il avait tout juste 18 ans, n'était donc pas encore majeur à l'époque et connut en quelques mois les deux facettes du destin : tragique, avec la compromission de plus en plus forte de son père, avocat reconverti dans l'hôtellerie, dans la Collaboration avec l'occupant nazi, prometteuse avec la fréquentation, sur cette Côte d'Azur encore en zone « libre », de nombreux artistes réfugiés dont plusieurs étaient justement descendus dans l'hôtel alors tenu par ce père qui devra fuir en Espagne à la fin de la guerre. Une rencontre avec le réalisateur Marc Allégret en 1941 le détourne des études de Droit envisagées et après quelques tentatives et cours d'art dramatique à Nice, il débute à vingt ans, en pleine guerre, un parcours météorique qui ne cessera de monter encore plus haut jusqu'en 1959, année de sa disparition prématurée.

La beauté et la voix

Très vite, on remarque sa beauté à la fois classique et fiévreuse, ce regard de feu et de mélancolie peut-être hérité d'une lointaine origine d'Europe centrale, très vite on entend sa voix particulière, un timbre à la fois précipité et précis, où les mots sont détachés autant que noyés dans un vibrato qui passe là encore de l'exaltation à la tristesse en un instant. Avant même la fin de la guerre, il est connu et recherché, c'est un nouveau visage et il met un cœur ardent et rigoureux à l'ouvrage, « nous n'avions rien à apprendre à ce jeune comédien. Il était habité », dira le grand homme de théâtre Jacques Hébertot. On est loin en effet des mièvreries de certains bellâtres d'avant-guerre, il apporte un ton, un jeu différents, comme s'il s'adressait personnellement, notamment dans les monologues, à chaque personne dans le public, et il fera de même par la suite au cinéma, même si René Clair dira après une première rencontre avoir été « déconcerté par son aspect romantique et intellectuel ».

Le tournant a lieu lorsqu'il rencontre Jean Vilar, créateur du TNP de Chaillot à Paris et du festival d'Avignon. Vilar lui propose de jouer Le Cid qu'il refusera d'abord avant de se raviser ultérieurement et d'éclater dans le rôle de don Rodrigue puis dans Le Prince de Hombourg. Parallèlement à cette extraordinaire et unique aventure théâtrale d'une troupe moderne, folle de grand théâtre classique et contemporain, où chacun est payé au même tarif et son nom inscrit à la même taille sur les affiches, Gérard Philippe commence une ascension glorieuse et internationale au cinéma avec des films devenus des classiques tels que Le Diable au corps, La Beauté du diable, Fanfan la tulipe, La Chartreuse de parme, Les Orgueilleux, Monsieur Ripois, La Fièvre monte à El Pao...

En dix-sept années intenses il jouera plus de vingt-cinq pièces et plus de quarante films, enregistrera des disques notamment le célèbre Petit Prince, Pierre et le Loup, une vie de Mozart et même... des extraits du Capital de Marx, car il est en outre très engagé politiquement (il avait participé à 22 ans à la Libération de Paris), compagnon de route des communistes avec son épouse Anne, une ethnologue, défenseur des droits des acteurs, il dévore la vie mais elle le consumera prématurément car il a dès l'adolescence une santé fragile et il meurt d'un cancer à Paris.

Le temps a passé et Gérard Philipe est une icône un peu oubliée dont on rediffuse parfois les films, dont la beauté n'aura jamais été altérée par la vieillesse. Son jeu passionné a laissé place à d'autres façons de dire, de regarder la caméra, d'autres façons de filmer les acteurs, de mettre en scène les comédiens au théâtre.

Laissons la conclusion à Jean Vilar qui annonça au public de Chaillot sa mort en disant notamment : « ...travailleur méthodique, il se méfiait cependant de ses dons qui étaient ceux de la grâce ».

Jérôme Hesse

Cinéfil n°69 - Janvier 2023