Petit éloge amoureux des cinémas du journaliste et écrivain polémiste Éric Neuhoff, paru aux Éditions Privat en 2022, nous invite à questionner notre propre nostalgie cinématographique.

Si vous appartenez à une génération nourrissant le souvenir du crissement de l’osier du panier de l’ouvreuse et de l’invitation de cette dernière à déguster bonbons et chocolats glacés, ce petit ouvrage vous ravivera. Si vous n’avez pas connu cette période il vous éclairera.

Dans un premier chapitre « file d’attente » l’auteur évoque ses émois de tout jeune spectateur. Et les nôtres alors ? Souvenons-nous. Les files d’attente ! Les souvenirs d’attentes ! Parfois longues à souhait le film ayant déplacé les foules. Elles pouvaient s’avérer joyeuses, enthousiastes, sujettes à rencontres, à échanges éphémères, il fallait bien passer le temps. L’excitation gagnait à l’approche de l’heure de la séance, au Bosquet Gaumont avant La Grande Vadrouille, devant Le Paris en attendant Oliver ! et tant de fois sur les marches bondées et effervescentes de la Cinémathèque de Chaillot.

Ce qu’il reste des salles…

Plus loin Neuhoff remet en lumière de nombreuses salles aujourd’hui disparues, aux noms évocateurs : Reuilly Palace, Studio Universel, Brunin Variétés, Studio Obligado, Triomphe.

Chacun pourrait continuer cette liste. Je revois le Central de Puteaux, département de la Seine, dans les années 60 avec ses spectacles sur scène à l’entracte ; le Studio de l’Etoile rue Troyon à Paris, devenu salle de projection privée, qui connut Henri Langlois, Edith Piaf ou Yves Montand ; l’énorme Ménil-Palace, rue de Ménilmontant. Spécialisé avant sa fermeture au milieu des années 70 dans les films en langue arabe, il est devenu supermarché mais conserve un semblant de façade de salle de spectacle. Subsiste-t-il à l’intérieur d’autres traces du lustre d’antan ?

Que dire de la Pagode, rue de Babylone dans le 7ème, demeure japonisante de la fin du 19ème siècle convertie en salle de cinéma dans les années trente. Son architecte Alexandre Marcel était le créateur du pavillon du Cambodge pour l’exposition universelle de 1900 et conçut le parc oriental de Maulévrier dans le Maine-et-Loire, plus vaste jardin japonais d’Europe.

Éric Neuhoff d’évoquer l’hygiène de certains des « cinémas douteux » de sa jeunesse. Il est vrai dans nos salles d’antan que lorsque la lumière revenait après le film, la réalité pouvait parfois percuter violemment le rêve à peine enfui. L’histoire n’est qu’un vaste recommencement et à l’automne 2020 nombre d’articles de presse piquants rapportaient la présence de punaises de lit dans certaines salles dont nous tairons ici le nom par pudeur. Ça gratte.

…des acteurs…

L’auteur découvrira sur le tard les « versions originales » après des années de films doublés. On connaît tous quelques réfractaires à la « v.o. » dispositif qui éloignerait le spectateur de l’image, tout absorbé qu’il est par les sous-titres. Mais tout de même n’est-elle pas agréable cette sensation que l’on éprouve le jour où l’on entend la vraie voix d’un acteur ?

Je la rapprocherai pour ma part, audacieusement peut-être, de celle ressentie lors de la découverte d’un véritable morceau d’ananas frais après des années de conserves.

À la lecture du nom des actrices dont l’image affolait le jeune Éric Neuhoff, successivement amoureux de Daniela Bianchi, Honor Blackman, Zouzou ou Danièle Gaubert, on comprend bien que nombre d’années sont passées, les siennes mais aussi les nôtres, engloutissant les carrières éphémères.

…et des tournages

L’auteur se penche sur ses visites nostalgiques de lieux de tournages. Quelque chose qui pourrait s’apparenter à de l’archéologie cinéphilique. À Paris, la brasserie Flo de la rue des Petites Écuries (L’important c’est d’aimer), le jardin du Pré Catelan (La Gifle), le Negresco à Nice (Le Hasard et la Violence), La Cigale à Nantes (Lola).

Impossible pour ma part d’oublier Amélie Poulain en descendant la rue Lepic, les Demoiselles place Colbert à Rochefort, le Conformiste Gare d’Orsay, Paris Brûle-t-il ? rue de Rivoli, l’Armée des Ombres à hauteur du champ de tir de Satory, Un Flic rue de Tilsitt. La magnifique rue Gasnier Guy dans le 20ème arrondissement parisien fait facilement remonter les ambiances de Flic Story et de Monsieur Klein.

Et puis la science elle-même s’en est mêlée. Certains spécialistes de l’archéologie contemporaine, formés à retrouver les traces des conflits mondiaux, ont entrepris de changer l’atmosphère des chantiers de fouilles en sondant d’anciens lieux de tournage du Peau d’Âne de Jacques Demy. Il n’est plus question ici de faire émerger tel ou tel souvenir traumatique de 14-18 ou 39-45 mais de retrouver des fragments de parts de rêve et de poésie. Ce travail comme l’imaginent ses initiateurs eux-mêmes sera la fouille d’un conte de fée.

De 2013 à 2016 quatre saisons d’investigations sont menées, sans l’aval – mais sans l’interdiction – des autorités administratives qui considéraient que ces prospections ne relevaient pas spécifiquement du champ de la recherche archéologique. En avant donc pour des épisodes de microtopographie et de prospection géophysique que ne pouvaient imaginer Catherine Deneuve ou Delphine Seyrig.

42 ans après le tournage, la moisson fut bonne. 400 objets retrouvés. Objets de tournage, objets de vie d’un tournage : pastilles de strass, boules de plâtre mélangées à des débris de lampes de projecteurs flood, vis de serrage de projecteur, amorces de pellicule, électrodes de lampes à arc et même un reste de noyau de bobine 35mm.

Quel bazar laissé finalement après ce tournage ! À la réflexion et en dépit des préoccupations écologiques du moment, le constat d’un après tournage serait très probablement le même aujourd’hui.

Dans la description du travail archéologique accompli sur le site de Peau d’Âne, on perçoit que l’œil implacable de ces scientifiques a côtoyé leur cœur toujours ému d’anciens enfants.

Rêves et réalités

À ce stade du récit Éric Neuhoff traduit l’imbrication constante du cinéma avec tous les épisodes de sa vraie vie énumérant au passage des flopées de films des années 70 et 80. Parfois les films semblent constituer pour l’auteur les seules traces fortes de son passé. Rêves et réalités s’entremêlent. Et l’on réalise bien évidemment pour nous, de cette même génération, que nos souvenirs sont les mêmes. Nous reviennent alors très naturellement nos propres anecdotes de vie en lien avec telle ou telle projection marquante.

Intitulée « dernières séances », l’ultime partie du livre dresse en de cours textes les portraits de quelques disparus, membres du Panthéon de l’auteur. Monica Vitti, l’Italienne blonde ; Jean-Paul Belmondo qui rêvait de tourner Voyage au bout de la nuit ; Éric Rohmer inventeur du « cinéma parlant » ; Claude Sautet participant à un court-métrage à la gloire de Staline ; Annie Girardot à la voix frottée au papier de verre. Et d’autres encore.

Ces hommages n’excluent pas quelques coups de griffe. Qui aime bien…

Au fil des chapitres la plume d’Éric Neuhoff s’est avérée alerte mais un tantinet dépressive.

Très évocateur pour qui appartient à cette génération, l’ouvrage délivre il faut le dire une ambiance généralement ombrageuse.

Et pourtant, même si sur la couverture de cet essai les fauteuils de cinéma ressemblent étonnamment à des pierres tombales, témoins d’un temps révolu, tentons l’optimisme.

Cette relation intime à l’image n’est pas près de s’achever. Quel que soit leur dialogue foisonnant avec les écrans, nos jeunes spectateurs d’aujourd’hui construiront à leur tour au jour le jour, sans forcément l’imaginer, leur nostalgie cinématographique de demain.

Philippe Lafleure

Cinéfil n°70 - mai 2023