En quarante ans de carrière et 28 films, Audrey Hepburn aura marqué durablement l’histoire du cinéma au point d’être placée, en 1999 par l'American Film Institute, à la troisième place de sa liste des plus grandes actrices de tous les temps, derrière Katharine Hepburn et Bette Davis, et d’être élevée dans l’imaginaire collectif au rang d’icône. Autant d’honneur qu’elle n’a jamais brigué et qui lui importait moins que la recherche d’une consolation à laquelle elle n’accéda jamais totalement.

Une icône. Le mot revient fréquemment lorsqu’est évoqué le nom d’Audrey Hepburn. Si une icône est, à l’origine, une image sainte chez les chrétiens de rite oriental, le terme sert au figuré à désigner une personne ou un personnage emblématique d’une communauté, d’une époque, d’un courant, voire d’une mode. Il est aisé de comprendre en quoi le cinéma, art par excellence du fantasme, est un grand pourvoyeur d’icônes même si la terminologie relève bien souvent d’un raccourci réducteur vidé de son sens premier et imposé comme une “vérité définitive“ pour ne pas dire tautologique. Au même titre que James Dean, Louise Brooks, Kurt Cobain ou Ernesto Che Guevara, Audrey Hepburn peut sans doute être considérée comme une icône. D’accord, et après ?

Des débuts triomphants

Née le 4 mai 1929 à Ixelle, banlieue bohême de Bruxelles, Audrey Hepburn est la fille d’une baronne néerlandaise, Ella van Heemstra, et d’un diplomate anglais, Joseph Ruston. À cinq ans, elle se découvre une passion pour la danse classique et rêve de devenir ballerine. Elle prend des cours à Londres où elle est pensionnaire, mais en 1939, sa mère la fait revenir aux Pays-Bas qui lui semble plus sûrs après l’entrée en guerre de l’Angleterre, jusqu’à ce que les troupes de la Wehrmacht annexent le pays, imposant des restrictions alimentaires sévères qui marqueront Audrey toute sa vie. Après la guerre, Audrey reprend la danse à Amsterdam dans le cours d’Olga Tarassova où le réalisateur Charles Huguenot la remarque et lui propose son premier rôle au cinéma, une simple figuration dans Le néerlandais en sept leçons. C’est à cette époque également qu’Audrey se choisit, pour nom de scène, Hepburn, patronyme que son père avait accolé au sien en prétendant qu’une de ses aïeules descendait directement de James Hepburn, troisième mari de Mary Stuart. En 1948, de retour à Londres, Audrey poursuit sa formation de danseuse mais trop affectée physiquement par des années de privation, elle doit renoncer à ses ambitions de devenir danseuse étoile et trouve des petits rôles dans des revues de music-hall puis au cinéma. En 1951, alors qu’elle participe au tournage de Nous irons à Monte Carlo de Jean Boyer, elle est repérée par Colette qui insiste pour qu’elle tienne le rôle-titre de Gigi, adaptation théâtrale de sa nouvelle. Deux ans plus tard, son premier grand rôle au cinéma dans Vacances Romaines lui vaut l’oscar de la meilleure actrice. Elle tournera ensuite à deux reprises encore avec William Wyler (La Rumeur, 1961 et Comment voler un million de dollars, 1966) mais aussi avec Billy Wilder (Sabrina, 1954 puis Ariane, 1957), King Vidor (Guerre et paix, 1956), Fred Zinnemann (Au risque de se perdre, 1959), John Huston (Le Vent de la plaine, 1960), George Cukor (My Fair Lady, 1964) ou encore Stanley Donen (Drôle de frimousse, 1957 et Charade, 1963) qui lui donnera l’un de ses plus beaux rôles dans Voyage à deux (1967). Mais c’est son interprétation de Holly Gollightly, call girl insouciante et faussement vénale, dans Diamants sur canapé qui la fera définitivement entrer dans la mythologie du cinéma.

Indocile et charmante

Réalisé en 1960, Diamants sur canapé marque, sans le revendiquer, la fin d’un certain Hollywood, à une époque où le cinéma cesse, avec la montée en puissance de la télévision, d’être l’unique diffuseur d’images animées. Nombre de nouveaux réalisateurs se sont d’ailleurs fait un nom grâce à des feuilletons télévisés à succès. C’est le cas de John Frankenheimer, initialement pressenti pour réaliser Diamants sur canapé, ou de Blake Edwards qui le remplacera finalement, Audrey Hepburn faisant de l’éviction du précédent une condition de sa participation au film. Dans le même temps, la place des stars, qui constituent le fonds de commerce privilégié des grands studios, s’en trouve inévitablement modifiée puisqu’il n’est plus besoin de sortir de chez soi pour aller admirer ses idoles. Il suffit de tourner le bouton de son téléviseur pour partager son salon avec Marlène Dietrich, sa cuisine avec Gary Cooper ou sa chambre à coucher avec Greta Garbo. Quant à Holly Gollightly, personnage principal du film, elle a pu être perçue comme la représentation d’une aspiration des femmes à se défaire de la domination masculine, pour ne pas dire du patriarcat, tendance qui ne cessera d’enfler tout au long de la décennie jusqu’à s’exprimer de manière explosive dans les mouvements contestataires de la fin des années 60. Émancipées par nécessité lors du conflit mondial puisqu’il fallait continuer à faire tourner l’économie pendant que les hommes se faisaient canarder sur les champs de bataille, les femmes furent priées dans les années 50 de retourner à leurs fourneaux et de servir de faire valoir à ceux qui, n’ayant pas su saisir l’opportunité de mourir en héros, faisaient la preuve de leur virilité aux côtés d’épouses aussi charmantes que dociles. Docile, Holly Gollightly est loin de l’être. Son charme par contre est ravageur. C’est celui d’Audrey Hepburn.

Un charme atypique

Charmante, glamour, à la fois sophistiquée et candide, l’allure d’Audrey Hepburn séduit instantanément, dans le film de Blake Edwards comme partout ailleurs. Pourtant sa silhouette filiforme et androgyne est à l’opposé des standards de l’époque qui mettent à l’honneur des Lana Turner, des Marylin Monroe ou des Martine Carole. Lors de la préparation de Vacances Romaines, Edith Head, la célèbre responsable du département costumes de la Paramount, notera à propos de la jeune actrice : « Bras rachitiques, pas de poitrine, un cou qui n’en finit pas ». Quant à Billy Wilder, réalisateur l’année suivante de Sabrina, il dira de son interprète : « Elle parvient à elle seule à faire de la poitrine une valeur du passé », prouvant par la même qu’il est possible d’être simultanément un as du bon mot et de la muflerie.

Magnifié par le cinéma, le charme d’Audrey Hepburn s’est révélé très tôt. Aud Johanssen, une camarade danseuse des tout débuts de sa carrière, constatait avec une pointe d’amertume qu’en dépit de ses formes avantageuses, c’était la maigrichonne Audrey qui retenait systématiquement l’attention des spectateurs. Bob Monkhouse, autre partenaire de la même époque, affirmait pour sa part que même si « Audrey s’était contentée de sautiller sur place, le public aurait quand même été conquis. » Il lui suffisait d’être elle-même pour capter les regards admiratifs ou attendris. À quoi tient ce charme irrépressible ? Mystère. Dans un bel hommage qu’il rend à l’actrice après sa mort dans la revue Positif, Yann Tobin écrit : « Elle ne fait pas fantasmer mais fait mieux : elle incarne la présence et la prééminence du rêve dans la réalité quotidienne ». Pourtant plus qu’un atout, ce charme indéniable a peut-être fait le malheur d’Audrey Hepburn, sorte de vilain petit canard inversé.

Les apparences sont trompeuses

On se souvient du conte d’Andersen dans lequel un caneton à l’apparence atypique s’attirait les moqueries de ses congénères alors qu’il portait en lui, sans même le savoir, les caractères d’un cygne majestueux dont la grâce clouait en définitive le bec des railleurs. Les apparences sont souvent trompeuses.

Une touriste flânant dans les rues de Rome peut se révéler être une princesse fugueuse (Vacances Romaines), une discrète libraire intello peut se transformer en top model (Drôle de frimousse) et une vendeuse de rue à l’accent cockney à couper au couteau en élégante femme du monde (My Fair Lady). Si la filmographie de l’actrice Audrey Hepburn est truffée de métamorphoses, la vie de la femme a elle aussi toujours été tourmenté par la dualité entre l’image qu’elle donnait ou qu’on se faisait d’elle et le malaise intérieur qui la rongeait.

Le départ brutal et inexpliqué du père d’Audrey Hepburn a été pour la fillette un terrible traumatisme. Elle a à peine six ans lorsque Joseph Ruston quitte subitement le domicile familial sans un mot d’explication. Il semblerait que, surpris au lit en compagnie de la gouvernante, il ait été sommé par sa femme, avec laquelle il entretenait des rapports de plus en plus tendus, de déguerpir sur le champ. Audrey, qui n’a pas été informée des circonstances de ce départ, est très affectée par la disparition soudaine d’un père pour qui elle a la plus grande affection. D’autant que ce dernier ne fera aucun effort par la suite pour garder le contact avec elle et, bien qu’habitant à proximité du pensionnat anglais dans lequel elle est envoyé entre 1935 et 1939, il ne lui rendra visite qu’à deux ou trois reprises. Ensuite, elle sera sans nouvelle de lui pendant plus de 20 ans.

Comme un caillou dans sa chaussure

Il faut imaginer la détresse d’une jeune femme qui s’entend dire à longueur de temps qu’elle est dotée d’un charme inhabituel, envoutant, exceptionnel, mais constate dans le même temps qu’il est impuissant à lui attirer l’attention affectueuse de celui dont elle l’attend pourtant le plus vivement. Le même homme qui, par ailleurs fit le choix de soutenir ouvertement le régime nazi, responsable de la seconde guerre mondiale pendant laquelle Audrey connut la peur et la faim au point de voir ses rêves de devenir danseuse définitivement brisés. Adulte, Audrey Hepburn sera rarement heureuse en amour. Mariée à des hommes manipulateurs et indélicats, elle ne connaitra un semblant de sérénité qu’à cinquante ans passés auprès de son dernier compagnon, Robert Wolders. Si l’acteur Mel Ferrer, son premier mari, l’accompagne dans sa carrière en la conseillant et en l’aidant à choisir ses rôles, il se montre aussi d’un naturel tyrannique, sans doute exacerbé par la jalousie que lui inspire le succès de sa femme. Quant à Andrea Dotti, psychiatre italien qu’elle épouse en 1969, c’est un coureur invétéré qui voit en Audrey l’icône et sans doute le fantasme d’adolescent (il l’avait aperçu sur le tournage de Vacances Romaines alors qu’il avait 13 ans et elle 22) bien plus que la femme.

Après Seule dans la nuit (Terence Young – 1967), Audrey Hepburn met un terme à sa carrière d’actrice et n’apparaitra plus sur les écrans que de loin en loin. Elle se consacre à ses enfants, Sean et Luca, puis à tous ceux qui à travers le monde sont victimes de la violence des adultes. Ambassadrice spéciale de l’UNICEF pour l’Afrique et l’Amérique latine, elle effectue, à partir de 1988, une cinquantaine de voyages à travers le monde. Les derniers mots qu’elle prononcera le 20 janvier 1993 avant de mourir seront pour ses « chers enfants de Somalie. »

Au début des années 60, avec l’aide de Mel Ferrer, Audrey Hepburn parvient a retrouvé la trace de son père. Il vit en Irlande où il s’est remarié avec une jeune femme à peine plus âgée qu’Audrey. Après des retrouvailles forcément décevantes, celle-ci tourne sans doute une page de sa vie, non pas en pardonnant ou en acceptant l’indifférence persistante de ce père défaillant, mais en se résignant à l’idée que les blessures d’enfance ne se referment jamais. Au mieux est-il possible d’espérer s’y habituer et d’apprendre à marcher avec un caillou dans sa chaussure. Qui n’en a pas ? C’est en ça peut être qu’Audrey Hepburn est si touchante. Elle est exceptionnelle, comme tout le monde.

Gaston Chapelle

Cinéfil n°70 - mai 2023