Porteur et chantre du cinéma italien

Alain J. Bonnet : Vous êtes le grand spécialiste français du cinéma italien. Pourtant vous avez débuté votre carrière de critique en écrivant sur le cinéma américain. Comment cette évolution s'est-elle accomplie ?

Jean A. Gili : Ça s'est fait par étapes ! Dans les années 50/60 le cinéma n'existait pas à l'université. Il n'est apparu qu'à la fin des années 60, début 70. Moi, je n'avais pas une formation universitaire dans le cinéma, ma formation universitaire est une formation d'historien. Le cinéma faisait partie de mes passions et mon objectif était de faire en sorte que ma qualité d'historien retrouverait le cinéma, ce qui s'est produit car si j'ai longtemps donné des cours d'histoire pure, petit à petit j'ai introduit le cinéma à l'intérieur de l'enseignement et en 1993, j'ai été nommé professeur à la Sorbonne dans le secteur du Cinéma.

Ça, c'est le cinéma en général. Mais quand on enseigne, on ne peut pas enseigner exclusivement le cinéma italien ou le cinéma français, on doit être capable de travailler sur tous les cinémas en fonction de leur importance. Ma formation, comme pour tous les gens de ma génération, était forcément marquée par ce qu'on pouvait voir et ce qui nous intéressait le plus, c'est-à-dire le cinéma français et le cinéma américain. C'était un peu le fond de commerce des cinés-clubs et des salles commerciales. C'est avec cela que je me suis intéressé et que j'ai écrit pas mal de choses sur le western ainsi que mon premier livre dans la collection Seghers, qui à l'époque était une collection de référence : 80 titres, qui a porté sur Howard Hawks. Dans les dernières années de la production de cette collection on est dans les années 70, après elle va disparaître - elle était animée par Pierre Lherminier qui m'a proposé un livre sur Francesco Rosi. Entre temps s'était révélé un intérêt progressif pour l'Italie et le cinéma italien, précisément à travers plusieurs étapes. Première étape : l'apprentissage de la langue. On ne peut sérieusement travailler sur le cinéma américain si on ne parle pas anglais ? Mais je me suis montré totalement rétif à l'apprentissage de l'anglais : pour moi c'était très dur ! D'ailleurs je ne le maîtrise toujours pas, même si aujourd'hui on est dans une société où l'on est de plus en plus confronté à cette langue ; mais c'est comme ça ! Ça ne changera pas, à mon âge on ne se refait pas ! Par contre peut-être parce que j'avais des origines italiennes par mon père, l'apprentissage de l'italien s'est avéré beaucoup plus facile. Peut être que la proximité de l'Italie, j'habitais Nice à l'époque, a fait que j'ai appris l'italien. Et je me suis rapidement rendu compte que la plupart des revues de cinéma accordaient beaucoup de place aux entretiens. Moi je travaillais pour ces revues : Cinéma, puis Écran puis Image et Son et enfin dans Positif où je suis depuis 30 ans.

Il y avait donc des entretiens car cela faisait partie de l'approche d'un cinéaste et aidait à faire un texte critique sur celui-ci. J'ai découvert que, ayant appris l'italien, je pouvais rencontrer des cinéastes italiens et les interviewer dans leur langue, même lorsqu'ils parlaient français. Cela leur donnait plus de facilité pour s'exprimer, comme Scola ou Comencini qui parle très bien le français, mais il n'empêche qu'il préférait infiniment s'exprimer en Italien.

A. J. B. : C'est une étape importante dans votre carrière ?

J. A. G. : Dans cette étape je me suis dit : tu as là quelque chose qui t'intéresse, qui te rapproche d'une partie de tes origines, qui te permet, à travers le cinéma, de découvrir pas mal de chose et au cours de laquelle tu entres en concurrence avec les spécialistes du cinéma américain, puisque le spécialiste du cinéma italien c'était moi. Petit à petit, et ça s'est fait presque à mon insu, je me suis progressivement retrouvé être l'interlocuteur privilégié des cinéastes italiens. En plus j'ai obtenu une bourse d'études dans les années 70, j'avais passé deux ans à Rennes, ce qui a fini par orienter complètement mon
domaine d'intérêt.

Après, plus vous travaillez sur une cinématographie, plus vous la connaissez et plus vous avez envie de continuer. Donc les choses se sont enchaînées, le livre sur Rosi est sorti, non pas dans la collection 7ème Art chez Seghers car la collection s'était interrompue, mais un peu plus tard en 1977, dans la collection du Cerf, Cinéma au pouvoir.

J'ai régulièrement publié d'autres monographies sur Comencini, sur Scola, sur Fellini et puis aussi des ouvrages auxquels je suis très attaché, des livres d'entretiens dans la collection 10/18. J'ai fait deux livres d'entretiens avec des cinéastes et des comédiens italiens, sous le titre Le Cinéma italien.

J'ai fait aussi des ouvrages de synthèse comme le gros bouquin Le cinéma italien aux Éditions de la Martinière et, en plus, à partir de 1983, avec un ami lui aussi d'origine italienne qui s'appelait Pierre Todeschini, nous avons créé et développé le festival d'Annecy, que malheureusement je suis le seul à animer aujourd'hui, puisque Pierre est mort en 2008.

Bien sûr, dans mon enseignement à l'université j'ai quand même privilégié le cinéma italien, dans la limite du possible, mais je le répète : ça n'a jamais été exclusif. J'ai beaucoup travaillé sur le cinéma français, notamment sur le cinéma muet français sur lequel j'ai écrit pas mal de choses dans des ouvrages collectifs, car je n'ai pas fait d'ouvrages spécifiques, entre autres sur André Deed connu en France sous le nom de Boireau mais qui a fait aussi une carrière en Italie.

Cela a correspondu, lorsque je suis revenu en France, avec la possibilité de pouvoir travailler sur des choses françaises pour parachever ma connaissance des réalisateurs concernés, par exemple sur un autre cinéaste qui lui aussi a travaillé en France et en Italie : Marcello Pagliero qui a tourné en France, notamment Un homme marche dans la ville, film important de 1949, et qui a une carrière en partie française en partie italienne. Dans ces passages entre les deux pays, une partie française et une partie italienne, je me régale car j'ai accès à des sources françaises, comme la bibliothèque de la Cinémathèque, et à des sources italiennes. Je peux aussi rencontrer des gens qui ont connu le réalisateur en France et en Italie.

A. J. B. : Et votre travail d'enseignant ?

J. A. G. : Comme je suis maintenant en retraite de l'Université, je n'ai plus les soucis de l'enseignement et de la recherche. En effet, beaucoup des thèses que j'ai encadrées ne portaient pas sur le cinéma italien. C'était même la minorité ! La majorité portait surtout sur le cinéma français - en France on travaille beaucoup sur le cinéma français - sur le cinéma américain mais aussi sur le cinéma turc, le cinéma grec... En accompagnant les étudiants c'était l'occasion, pour moi, de découvrir des territoires que je connaissais mal.

Et puis je m'occupe aussi du Festival du cinéma italien d'Annecy et j'interviens dans un certain nombre de manifestations, comme ici à Tours - dans un mois je serai à Voiron. J'écris des livres, je collabore à Positif, où je ne suis pas responsable exclusivement des choses italiennes car je peux aussi écrire, et j'y tiens beaucoup, sur d'autres films, bien que, bien entendu, je ne peux pas faire des entretiens avec d'autres personnes que des italiens !

A. J. B. : Vous avez participé à plusieurs revues de cinéma, hormis les Cahiers, vous avez même participé à la création d'Écran , quelles sont, pour vous les plus importantes pour la connaissance du cinéma ?

J. A. G. : Effectivement, je n'ai jamais écrit une ligne pour les Cahiers. Ce n'était pas de façon délibérée mais les affinités personnelles, les atomes crochus n'étaient pas trop développés avec cette revue.

Plusieurs de ces revues ont joué un grand rôle, à certains moments. Les Cahiers du Cinéma, dans les années 50 /60 c'était la revue de référence. Positif existait déjà puisqu'elle est née avec un an d'écart, mais a connu des débuts difficiles. La revue ne paraissait même pas régulièrement. J'ai d'ailleurs tenté de reconstituer la totalité de la collection mais, même si un certain nombre d'exemplaires m'ont été volés, je ne suis pas arrivé à avoir la collection complète.

A. J. B. : Quels furent vos débuts ?

J. A. G. : J'ai commencé à collaborer à la revue française des ciné-clubs qui s'appelait Cinéma... 59,60,61 etc, et cette revue a connu une vie assez longue.

Et puis, dans les années 70, nous avons créé Écran avec un groupe de dissidents - nous étions huit dissidents : Claude Beylie, Guy Braucourt, Guy Hennebelle, Marcel Martin entre autres. En 1979, nous avons été un peu étranglés économiquement et absorbé par Image et Son.

J'ai beaucoup de respect pour Image et Son (qui était une revue didactique, un peu sur le modèle de Cinéma, et également une émanation des cinés-clubs) mais je pensais quand même que je n'y étais pas complètement à l'aise. J'ai donc fait en sorte de rejoindre Positif.

Je suis très heureux d'avoir rejoint Positif ; j'y ai écrit beaucoup de choses, j'y ai publié un grand nombre d'entretiens et aujourd'hui je continue avec plaisir la relation avec cette revue qui reste objective et, qui est aujourd'hui une meilleure revue que les Cahiers, une revue qui suit mieux l'actualité, qui rend justice à beaucoup de cinéastes mais qui, rarement, se prend de coup de cœur ou d'engouement pour un cinéaste qui à l'évidence ne mérite pas d'être défendu. Cela se produit parfois lorsque l'on sent qu'il existe des relations particulières qui font que le jugement critique est un peu altéré. Positif est totalement exempt de ce travers.

D'ailleurs, pour mes étudiants, je portais la lecture de Positif car c'est aujourd'hui la meilleure revue qu'on puisse lire en France, et ce depuis une dizaine d'années.

Mais j'ai un penchant affectif, parce que je m'en occupe, pour Jeune Cinéma qui paraît huit mois par an avec de très bons articles, des témoignages et qui fait un travail considérable sur des cinéastes dont on ne voit pas apparaître l'activité dans d'autres revues ; ce n'est pas une revue de chapelle mais c'est une revue de niche, mais qui n'a pas une distribution assez importante.

A. J. B. : Parlons un peu du cinéma italien d'aujourd'hui. On remarque une présence très importante de la RAI à la production de nombreux films. Quel est son rôle exact ?

J. A. G. : Comme en France, il est très difficile de produire des films aujourd'hui et la télévision est devenue omniprésente dans la production cinématographique. Mais, attention, en ce qui concerne la RAI il faut faire une distinction entre son activité avec le rôle des télévisions françaises. D'abord ce n'est pas la RAI des programmes de télévision mais une structure séparée qui s'appelle la RAI CINEMA qui dispose d'un budget important d'intervention. Et, quand un producteur monte un film, il essaye de trouver des fonds, d'abord par lui-même, par les banques, par les commissions régionales mais adresse pratiquement toujours un dossier à la RAI CINEMA pour solliciter son intervention qui portera sur des sommes importantes et indispensables au financement du film.

Elle est donc souvent déterminante pour qu'un film se fasse, mais ce n'est pas dans la perspective, comme en France, de programmer le film sur ses chaînes, mais pour participer, comme un producteur privé, à la réalisation et à la vente d'un film et, bien sûr, percevoir une partie des sommes résultant des contrats de vente en Italie ou à l'étranger.

Mais c'est aussi un organisme d'état qui conserve une fonction culturelle ; la RAI CINEMA ne va pas céder à n'importe quoi, même sous l'ère ''Berlusconnienne'' où elle a réussi à maintenir une totale indépendance.

C'est un producteur efficace et exigeant qui cherche la qualité et fait en sorte que le film soit rentable.

Quelquefois, pour certains jeunes cinéastes qui ont reçu des fonds de la RAI CINEMA c'est très dur.

A. J. B. : Dans beaucoup de productions italiennes récentes, la Mafia est en toile de fond, même lorsqu’elle n’est pas le sujet premier du film. Est-ce significatif d’une évolution de la société actuelle ?

J. A. G. : C’est significatif de la présence de forces et de pouvoirs occultes. La mafia est omniprésente à Naples, en Sicile, en Calabre : il faut voir le film Les âmes noires de Francesco Munzi.

Évidemment les histoires de mafia sont des histoires très souvent spectaculaires, avec des morts et du mystère, mais ce n’est pas un genre en soi que l’on ferait uniquement avec des visées commerciales. Mais les Italiens se sentent particulièrement concernés et cela reste un des sujets les plus traités actuellement par le cinéma italien. La présence de la mafia reste quelque chose qui pèse sur la société italienne.

A. J. B. : N’avez-vous jamais été tenté de passer à la réalisation ?

J. A. G. : Lorsque j’étais jeune j’ai voulu entrer à l’IDHEC, mais cela était très compliqué et je suis resté dans le domaine de l’enseignement. Par contre, j’ai collaboré à plusieurs court-métrages documentaires pour la télé.

Propos recueillis par Alain J. Bonnet