Il y a presque 20 ans sortait le film de Bertrand Tavernier Capitaine Conan d'après le roman éponyme de Roger Vercel publié en 1934 et pour lequel il reçut le prix Goncourt.

Nous étions alors dans la deuxième moitié des années 90 dans un tout autre environnement géopolitique, géo-économique, culturel et intellectuel que celui que nous connaissons aujourd'hui.

Il s'agit dans cet article de repenser le film dans son contexte de l'époque car une œuvre cinématographique (ou artistique en général) n'est jamais indépendante de son environnement. Elle est bien souvent le fruit de multiples faisceaux d'opportunités, de courants de pensées, d'avancées techniques et scientifiques, d'évolutions culturelles, sans que le réalisateur n'en ait d'ailleurs forcément pleinement conscience.

Ainsi Capitaine Conan s'inscrit par exemple dans le courant de la nouvelle conception historiographique de la guerre de 14 forgée à partir des années 90 autour du concept de « brutalisation ». Ce nouveau concept, pensé par l'historien américain George Lachmann Mosse (1918-1999) dans son œuvre majeure « De la grande guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes » publiée en 1990, imprègne réellement le personnage principal du film. On sent effectivement chez ce dernier une tension permanente, une énergie débordante (au point que la caméra semble avoir du mal à le suivre), une pulsion de violence et de mort, qui en fait véritablement un « chien de guerre » et un meneur d'hommes à la tête d'un corps-franc composé d'une cinquantaine de soldats chargés de partir à l'assaut des tranchées ennemies. Si ce type d'hommes se révèle dans les situations de guerre, ils apparaissent souvent inadaptés à la vie civile : la fin du film est édifiante à ce propos. Dans une scène volontairement peu éclairée et crépusculaire, Conan nous est montré, au retour de la guerre, dans son village breton. L'ancien officier du corps franc est debout dans l'arrière-salle d'un café où il a pris ses habitudes d'alcoolique. Sa déchéance physique saute aux yeux ; il a désormais une démarche traînante de vieillard, un visage bouffi, et l'ennui et le vide semblent occuper ses journées. Si la vie militaire a fait de lui un héros, la vie civile réduit ce guerrier à être un homme brisé et inadapté. C'est tout le concept de « brutalisation » qui s'illustre ici : la guerre transforme les hommes (certains hommes ayant sans doute plus de dispositions que d'autres dans ce domaine) en chiens de guerre et l'expérience combattante les marque alors à jamais, les conduisant parfois à ne pas pouvoir se réadapter à la vie civile.

Dans le très beau film Les fragments d'Antonin (2006) Gabriel le Bomin reprendra explicitement cette problématique : « combien de temps faut-il pour construire un homme, combien de temps faut-il pour le détruire (entendre : le déshumaniser) ?

Cependant ce concept de « brutalisation » illustré par ce film, et l'approche de la guerre non plus seulement vue à travers ses batailles stratégiques (bataille de la Marne, Verdun) mais comme une expérience combattante, ne rentra effectivement au sein des programmes scolaires d'Histoire des collèges et des lycées qu'en 2008 et 2010 : il y a toujours un délai plus au moins long entre l'entrée de ces notions au sein du champ universitaire et intellectuel et leur enseignement dans les collèges et lycées.

Pour apporter plus de crédibilité à son film et à cette ''brutalisation'' des hommes, Bertrand Tavernier s'appuya sur les récits d'un ancien adjudant chef à la tête d'un commando de chasse pendant la guerre d'Algérie. Capitaine Conan (1996) se place effectivement au sein de la filmographie de B. Tavernier après son documentaire sur la guerre d'Algérie (qui marqua également les esprits) La Guerre sans nom en 1992. La « brutalisation », même si elle s'illustre particulièrement dans le cadre de la guerre des tranchées de la guerre de 14, est bien sûr un concept universel qui s'applique à toute expérience combattante. Capitaine Conan fait ainsi écho à La Guerre sans nom : même anonymat des lieux et des hommes que l'on tue, même extrême violence, même traumatisme et difficultés d'adaptation au retour à la vie civile. Capitaine Conan n'aurait sans doute pas pu être réalisé avant La Guerre sans nom, avant l'émergence et l'imprégnation du concept de ''brutalisation'' ...ou cela n'aurait pas donné la même adaptation et le même film.

Cette ''brutalisation'', lorsque le film est en train d'être tourné (en Roumanie), n'est d'ailleurs guère éloignée. Au même moment a encore lieu le siège de Sarajevo ( 5 avril 1992 / 29 février 1996) et le 11 juillet 1995 a eu lieu le terrible massacre de Srebrenica, une enclave musulmane de Bosnie alors en zone contrôlée par les Serbes et en théorie protégée par la FORPRONU des Nations-Unies. Le Général Morillon (dirigeant cette force entre 1992 et 1993) avait promis aux populations de Srebrenica « de ne jamais (les) quitter ».

Pourtant lorsque la ville tombe aux mains des forces serbes deux ans plus tard plus de 8000 hommes bosniaques, âgés de 16 à 60 ans sont massacrés. Les femmes, les enfants et les vieillards sont expulsés. La « brutalisation » des hommes que Tavernier tente de nous dépeindre et de nous faire saisir dans son film s'incarne plus que jamais dans la réalité du moment. Par ailleurs l'armée française, très engagée au sein de la FORPRONU en Bosnie perdit au total en 4 ans de mission (1992 /1995) 85 hommes, presque autant qu'en 10 ans de mission en Afghanistan (88 hommes). Le Général Morillon très en vue à l'époque dans la deuxième moitié des années 90 fut l'un des premiers spectateurs du film de Tavernier, alors présenté en avant-première lors d'une soirée destinée aux militaires de la FORPRONU.

Il félicita Tavernier pour les scènes de batailles du film qu'il trouva très justes. Tavernier rapporta lui-même : « un soldat français de la Forpronu nous a dit que ce film lui rappelait tout-à-fait ce qu'il venait de vivre en Bosnie. » (Propos recueillis par Françoise Lancelot dans L'Humanité, le 19 septembre 1996). De la ''brutalisation'' des guerres du passé à celles contemporaines au tournage ou à celles d'aujourd'hui il n'y a qu'un pas malheureusement toujours franchi.

Le film de Tavernier présente également un autre point de vue original : celui de dérouler l'action sur le front des Balkans. Dans une interview donnée en 2011 lors du festival du film d'Histoire de Compiègne, Bertrand Tavernier souligne que deux anciens ministres de l'Éducation Nationale (Lionel Jospin et Jack Lang) ignoraient qu'il existât un corps expéditionnaire français dirigé par le général (puis maréchal à la fin de la guerre) Franchet d'Esperey dans les Balkans. On a peine à le croire.

Il est vrai cependant que très peu de films sur la guerre de 14 nous montrent le front d'Orient. Les cavaliers de l'Orage de Gérard Vergez en 1984, tiré d'un roman de Jean Giono, évoquait déjà le front des Balkans mais c'est là une exception parmi les très nombreux films qui associent toujours la guerre de 14 exclusivement au front occidental et au territoire français. L'un des mérites du film est donc de nous montrer également les conditions de combat sur ce front.

Les paysages sont ici des paysages de moyennes montagnes des Balkans (bataille du Mont Sokol en septembre 1918) qui n'ont rien à voir avec ceux du front occidental. L'ennemi est bulgare et non allemand, les alliés sont roumains serbes et grecs et non anglais. Cependant ces éléments d'arrière fond ne sont pas clairement explicités car Tavernier, comme il le soulignera lui-même lors de ce festival du film d'Histoire, se méfie de tout didactisme pesant dans les films historiques.

Le point de vue adopté est celui des personnages et ceux-ci savent très bien contre qui ils se battent ; Tavernier compte sur l'intelligence et la curiosité du spectateur pour se mettre en situation de comprendre (sur le moment ou a posteriori) le cadre général de l'action.

Par ailleurs le film nous rappelle qu'une fois la guerre de 14 officiellement terminée, le corps expéditionnaire ne fut pas immédiatement démobilisé. L'armée d'Orient resta en position pour des raisons politiques en Roumanie pour contenir la contagion révolutionnaire bolchevique. La Roumanie profita effectivement de la déliquescence de la Russie pour reprendre la province de Bessarabie que les Russes avaient annexée en 1812. Ainsi l'armée d'Orient qui soutenait les Roumains, permit de participer à la mise en place d'un cordon sanitaire qui devait isoler la Russie bolchevique du reste de l'Europe. Capitaine Conan qui commence par des combats contre les Bulgares, alliés des allemands, s'achève sur des combats contre les Bolcheviques en Bessarabie dans un autre contexte.

Mais ce basculement dans le scénario fait aussi écho au basculement du contexte des années 90 et à la fin du communisme dans les pays d'Europe de l'Est. Lorsque Tavernier tourne en Roumanie cela fait effectivement un peu plus de 5 ans que la dictature de Ceausescu a pris fin. La Bessarabie que les Roumains récupèrent en 1918, et qu'ils reperdront en 1940, est devenue un État indépendant sous le nom de Moldavie. Le tournage d'un réalisateur français et d'un film français en Roumanie s'inscrit donc également dans un rapprochement culturel et politique avec la France. C'est l'époque où les amitiés franco-roumaines renouent, où les lycées français organisent des échanges culturels avec la Roumanie, où Bucarest concède la gestion de la distribution d'eau de la ville au groupe français Veolia-Eau, leader mondial dans les services de l'eau. Le tournage en Roumanie, comme le rappelle Tavernier lui-même, ne fut d'ailleurs pas de tout repos : les figurants et cascadeurs professionnels roumains partaient avant les prises de vues, le matériel et les accessoires ne marchaient pas toujours. La Roumanie des années 90 est alors encore très pauvre et réaliser un film dans ce pays relève d'une gageure : c'est cela aussi le contexte de tournage de Capitaine Conan.

Enfin le dernier contexte de Capitaine Conan est aussi celui de la consécration de Philippe Torreton (qui interprète le protagoniste principal) comme un acteur majeur du cinéma français. Certes celui-ci avait déjà commencé une belle carrière au théâtre : il entre en 1990 à la Comédie-Française comme pensionnaire et en devient sociétaire en 1994. Mais il n'est pas encore très connu du grand public.

Dans Capitaine Conan, servi par un éclairage savamment étudié par le chef opérateur Alain Choquart, Philippe Torreton révèle un jeu puissant et convaincant. Il recevra d'ailleurs le César du meilleur acteur en février 1997 pour son rôle dans le film. La carrière cinématographique de Philippe Torreton qui avait déjà tourné de nombreux films avec Tavernier (L627, l'Appât) et qui en tournera d'autres (Cela commence aujourd'hui) était définitivement lancée.

Lors de cette cérémonie des Césars 1997 Tavernier reçut, ex aequo avec Ridicule de Patrice Leconte, le César du meilleur réalisateur. La même année triomphaient à Cannes L'Anguille de Shohei Imamura et Le Goût de la cerise d'Abbas Kiarostami alors que Le Patient anglais raflait de nombreux Oscars (dont celui du meilleur film) aux États-Unis.

Pour de nombreux historiens français spécialistes de la Première Guerre Mondiale comme Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette et Jean-Jacques Becker ou Antoine Prost (aujourd'hui président du conseil scientifique de la Mission du centenaire de la première guerre mondiale), Capitaine Conan de Bertrand Tavernier constitue incontestablement un film très novateur et instructif sur la guerre de 14 à la fois par le lieu de l'action rarement montré (le front des Balkans), par la mise en évidence de la notion (alors toute récente) de « brutalisation » des hommes, par l'histoire de ce corps expéditionnaire d'Orient dont certaines unités continuèrent la guerre contre les bolcheviques jusqu'en décembre 1918. Un film qui trouve toute sa place dans le cadre de la commémoration du centenaire de la première guerre mondiale.

Eudes Girard