Lundi 13 avril , à l'occasion de la sortie du livre que Donatien Mazany a consacré au Festival du court métrage de Tours, La Cinémathèque nous a permis de voir ou de revoir quatre courts métrages qui furent présentés en leur temps à cette occasion dont Le Sabotier du Val de Loire de Jacques Demy et Un Dimanche à Pékin de Chris Marker sur lesquels je souhaiterais revenir.

Voir et revoir Le Sabotier du Val de Loire est un plaisir que le temps ne parvient pas à émousser. Jacques Demy nous parle d'un temps révolu où l'on chaussait des sabots de bois et où on lavait le linge dans la Loire, ce fleuve dont on disait que son eau rendait les draps si doux au toucher. Et pourtant ce sabotier et son épouse nous sont si proches !

Avec sa caméra, Jacques Demy essaie de retrouver ce temps perdu quand ses parents l'avaient confié, enfant, à ce sabotier et son épouse pour le mettre à l'abri des bombardements de Nantes. On pense bien évidemment à Jacquot de Nantes, ce film hommage dans lequel Agnès Varda retrace la vie de Jacques Demy en soulignant les liens qui relient ses films avec les divers épisodes de sa vie. La démarche de Jacques Demy est autobiographique et en réalisant un documentaire sur ce sabotier de son enfance, c'est en fait une part de lui-même qu'il filme.

Il scénarise le quotidien de cet homme en lui demandant de reproduire devant la caméra ses gestes habituels, en s'attardant sur ses mains, sur son visage comme pour nous faire partager son rapport au temps, un temps qui s'écoule lentement, rythmé par un travail qui semble avoir traversé des siècles. Il atteint ainsi ce naturel auquel aspire tout cinéaste qui se propose de filmer le réel. Pour autant son film n'échappe pas aux manipulations que dicte le montage. La reproduction de ce temps d'un autre âge est alors condensée, restructurée pour souligner toute la beauté de la vie que ce sabotier partage avec son épouse. L'un ne peut exister sans l'autre. Par là-même, Jacques Demy permet à ce réel filmé de révéler cette part de vérité et de naturel qu'il contient. Son film s'inscrit alors dans la lignée des Flaherty, Rouquier, De Seta, autant de réalisateurs qui ont remis en question ce genre documentaire que d'aucuns ont appelé « docu-menteur ».

Il faut dire que dans la plupart des films documentaires, auxquels on pourrait ajouter les reportages dont nous abreuve quotidiennement la télévision, une voix off, impersonnelle commente les images qui nous sont proposées. Qui parle ? Nous n'en savons rien. Une voix anonyme s'adresse à une masse de spectateurs qu'elle estime devoir informer tout en la maintenant à distance par rapport à la réalité projetée, comme si elle émanait d'une sphère supérieure au pouvoir transcendant, garante de la vérité . Le commentaire ainsi asséné, fige les images dans un discours idéologique qui s'impose à nous et qui échappe à toute remise en question parce qu'il se veut objectif.

Le cinéma de Chris Marker et notamment son court métrage, Un dimanche à Pékin, que nous avons pu voir ou revoir à la séance de la Cinémathèque, est une remise en question de ce dispositif bien peu démocratique, voire pervers.

Même s'il ne nous est pas donné de voir le commentateur, sa voix qui commente les images s'incarne. Elle se désigne à la première personne et non plus sous la forme impersonnelle du pronom « on » des documentaires traditionnels. Elle n'émane plus d'un lieu abstrait mais de la réalité dont les images nous rendent compte. C'est Chris Marker qui nous parle depuis cette Chine qu'il nous fait découvrir. Le discours change alors complètement de statut et sa légitimité découle du rapport qu'elle entretient avec les images. Comme l'écrit François Niney, dans son livre « L'épreuve du réel à l'écran », chez Chris Marker, « la voix a un visage : celui des images ». Ce n'est plus une voix qui nous intime l'ordre de regarder les images mais une voix qui nous interpelle, nous interroge sur la réalité que le film nous révèle. Nous sommes alors confrontés à une expérience nouvelle du cinéma documentaire qui ne tient plus le spectateur à distance mais le place au centre de son dispositif. Le documentaire traditionnel avec sa voix impersonnelle qui égrène l'idéologie officielle et soi-disante objective est renvoyé alors au statut de « docu-cucu » tant moqué par la Nouvelle Vague.

Que ce soit chez Jacques Demy ou chez Chris Marker, toute démarche documentaire consiste d'abord à remettre en question la place du réalisateur dans son rapport avec la réalité qu'il filme et avec les spectateurs auxquels il s'adresse.

Porter aujourd'hui un regard nostalgique sur un passé révolu, quand Tours pouvait s'enorgueillir d'accueillir tous les futurs grands cinéastes du monde, ne doit pas nous faire oublier qu'à ce moment là, le cinéma se conjuguait au futur et qu'il plongeait dans une modernité qui faisait entrevoir son propre devenir.

Louis d'Orazio