Le festival de La Rochelle 2015 nous proposait, comme à son habitude, une programmation très éclectique tout en donnant cette année une place de choix à la rétrospective de l’oeuvre de Visconti.

Pour suivre un tel festival, chacun établit sa propre stratégie : chercher à voir le plus grand nombre d’oeuvres de différents cinéastes ou, à l’inverse, se spécialiser et tenter de voir tous les films d’un même cinéaste ou d’un même genre. Sans trop consciemment choisir, c’est plutôt la première formule que j’ai finalement suivie puisqu’en dix films j’ai pu voir des oeuvres aussi variées que celles du cinéaste taïwanais Hou Hsiao hsien (Café lumière), de la cinéaste iranienne Samira Makhmalbaf (Á cinq heures de l’après midi), du jeune cinéaste géorgien Levan Koguashvili (Street Days), du cinéaste britannique Alexander Mackendrick (Mandy), des cinéastes italiens Marco Bellocchio (Vincere, Les poings dans les poches, La Chine est proche) et Luchino Visconti (Nuits blanches), du cinéaste français Louis Feuillade (deux épisodes des Vampires), en passant par quelques films des studios d’art de Shanghai (La flute du bouvier et Le grelot du faon). L’on voit ici à quel point le cinéma est une formidable ouverture sur le monde et sur ses cultures.

Il serait vain de chercher à établir un quelconque classement qualitatif car chacune de ces oeuvres m’a été d’un apport certain sur différents plans. Pour autant il est possible de les faire rentrer dans quelques catégories, bien sûr, assez subjectives.

Vincere de Bellocchio fut sans doute le film le plus marquant et le plus fort que j’aurai vu pendant ce séjour cinématographique. Comme beaucoup, je me demande comment le jury de Cannes en 2009 a pu laisser repartir bredouille ce film? (Même si par ailleurs la Palme d’or du Ruban blanc de Haneke cette même année était très méritée). Bellocchio revient ici sur la genèse du fascisme en racontant la relation, par la suite reniée, entre Ida Dalser et Mussolini avant la guerre de 14 lorsque Mussolini était encore socialiste et écrivait pour l’Avanti. Si en insistant sur la guerre comme tournant politique majeur pour comprendre l’évolution politique et psychologique de Mussolini, et donc la naissance du fascisme, Bellocchio n’apporte rien de neuf à la compréhension historique du phénomène, le rapport à la psychiatrie (qui traverse tout le film) est en revanche bien plus intéressant à interroger. Ida Dalser est bien folle dans la mesure où elle ne cesse de proclamer sa vérité (être la femme cachée de Mussolini et la mère de son fils) dans une société totalitaire qui n’en tolère qu’une seule : celle du pouvoir. Dans la logique du système totalitaire, l’individu qui perturbe par son action ou sa parole l’ordre établi ne peut être que fou. Ainsi Isa Dalser connaîtra à partir des années 20 jusqu’à sa mort en 1937 les asiles de Pergine Valsugana dans le Trentin-Haut-Adige et de San Clemente au large de Venise ; son propre fils décédé en 1942 suivra le même destin. La scène de la caricature d’un véritable discours de Mussolini dans laquelle son fils pour amuser ses camarades étudiants reprend et amplifie les mimiques du père montre également ce qu’il pouvait y avoir de pathologique dans les discours de Mussolini : la folie obsessionnelle de la nation au dessus de tout, tel que le voulait le fascisme, est aussi une perversion de l’esprit à laquelle participa presque tout un peuple. Le montage du film qui multiplie les flashforward nous place d’emblée au niveau de l’histoire des personnages en nous projetant dans ce qu’ils vont devenir, avant de nous placer à l’échelle de la grande Histoire, bien que celle-ci soit omniprésente puisqu’elle constitue le contexte des évènements, rappelés par des actualités d’époque, qui s’imposent aux destins individuels. La scène finale fait exception à ce procédé puisque Bellocchio revient sur une scène du début du film où le jeune Mussolini, lors d’une réunion du parti chrétien démocrate à laquelle il est invité, provoque son auditoire en proclamant « Si dieu ne me foudroie pas dans cinq minutes c’est qu’il n’existe pas ». Pourtant les dernières images d’archives nous montrent justement une puissante machine broyant implacablement une immense statue de la tête de Mussolini. Si le fascisme a brisé la volonté de fer d’Ida et laissé dans l’ombre son destin, la libération de l’Italie aura bien foudroyé à son tour le destin de Mussolini dont le corps restera exposé plusieurs jours à Milan sous la vindicte populaire.

Dès lors l’on pourra s’interroger sur le titre choisi par Bellocchio : Vincere. Ida Dalser et Mussolini partagent finalement la même volonté de fer et ce verbe résume à lui seul ce à quoi tend leur vie même si leur combat est bien sûr différent. Au final, il n’y aura qu’un seul vainqueur : la grande roue de l’Histoire…

Si l’on continue sur le registre politique, tout autres sont La Chine est proche de Bellocchio, réalisé plus de 40 ans avant (en 1967), et le presque contemporain Cinq heures de l’après midi de Samira Makhmalbaf en 2003.

Bellocchio, bien qu’il fût lui-même dans les années 60 militant d’un groupe d’extrême-gauche maoïste, n’est pas dupe de ce que recoupe l’engagement politique. Le film, d’une ironie cinglante, montre que finalement la morale sexuelle en Italie l’emporte sur les idéologies les plus progressistes qui ne sont que des farces. C’est en mettant enceinte la soeur du candidat socialiste appartenant à la bourgeoisie, ou en tombant enceinte de ce même candidat, que finalement la promotion sociale des deux protagonistes issus des classes populaires semble se réaliser : nous sommes très loin de la révolution maoïste…

Notons que la même année 1967 sortira La chinoise de Godard. La fascination pour la Chine maoïste au sein de l’extrême gauche européenne dans les années 60 est bel et bien remplacée par la fascination pour la Chine « capitaliste » d’aujourd’hui… Là aussi la roue de l’Histoire a fait vaciller bien des certitudes.

Beaucoup plus dramatique est le propos de Samira Makhmalbaf, fille de Mohsen Makhmalbaf, avec Cinq heures l’après midi. Après Kandahar en 2001 réalisé par son père, Samira tourne également en Afghanistan juste après la chute des talibans à la suite de l’intervention des Occidentaux. Le film met d’abord en évidence le problème des réfugiés, engendré par les guerres successives, au sein d’un Kaboul dévasté dont le Palais de Darulaman, construit par des architectes européens au début des années 20, aujourd’hui en ruines et abandonné, devient le symbole magistralement filmé par Samira Makmalbaf.

La nécessaire éducation des jeunes filles et l’utopie d’une femme un jour présidente en Afghanistan sont au coeur du propos du film. L’on sait, avec Le tableau noir en 2000, à quel point ce thème est cher à Samira mais aussi à Mohsen Makhmalbaf qui a réalisé plus de 70 projets en faveur de l’éducation notamment en permettant aux réfugiés afghans en Iran d’être scolarisés au sein de ce pays. Le film plonge en plein coeur du politique en évoquant explicitement comme modèle Benazir Bhutto première femme élue démocratiquement à la tête d'un pays à majorité musulmane, le Pakistan dans les années 90, assassinée en 2007 alors que son parti s’apprêtait à revenir au pouvoir, ou encore Jacques Chirac à travers un dialogue très savoureux entre une jeune Afghane et un soldat français qui ignore au fond pourquoi le président Chirac a été réélu en 2002 alors qu’un jeune Afghan avance une explication pertinente.

Dans le registre des films noirs, Les poings dans les poches de Bellocchio en 1965 occupe une place de choix. Bellocchio filme avec maîtrise et froideur la dislocation progressive d’une famille vivant dans un espace reculé des Alpes italiennes et dont chaque membre ou presque semble marqué par une tare familiale physique ou psychologique. Ce premier film de Bellocchio fut de par la noirceur de son propos un véritable choc dès sa sortie comme il l’est toujours 50 ans plus tard. La famille, thème ô combien majeur en Italie, est particulièrement mise à mal à travers le personnage d’un adolescent épileptique persuadé de devoir supprimer les membres du clan familial pour assurer le bonheur de son grand frère. Bellocchio touche ici un point culturel sensible et réalise un drame psychologique en rupture avec la tradition néoréaliste et sociale du cinéma italien d’après guerre.

Street Days, premier long métrage du géorgien Levan Koguashvili en 2010 nous présente le sort d’une bande de quadragénaires paumés et drogués. La corruption de la police, l’absence de perspective sociale, le chômage, le manque de repères de la jeunesse, le désordre éducatif, tout est fait pour décrire là aussi avec beaucoup de noirceur, la société géorgienne actuelle. Le réalisateur présent en début de séance (c’est aussi cela le festival de la Rochelle), après avoir étudié au sein de l’académie du cinéma de Moscou, a achevé ses études à l’université géorgienne de théâtre et de cinéma de Tbilissi (capitale de la Géorgie). Street Days est pour ainsi dire son film de fin d’étude. Il est bien sûr impossible de juger la teneur du cinéma géorgien actuel sur un seul film, mais le dialogue avec d’autres festivaliers ayant vu d’autres films géorgiens m’a convaincu d’un certain retour en force du cinéma géorgien après le flamboyant Serguei Paradjanov et la poésie des films d’Otar Iosseliani.

Dans un registre où on ne l’attendait pas forcément, Alexander Mackendrick, le célèbre réalisateur du très savoureux « Tueurs de dames » en 1955, réalisait un film émouvant en traitant de la surdité d’une enfant et du déchirement d’un couple sur les méthodes à employer pour l’aider. Mandy en 1952 est certes de facture très classique mais constitue l’un des premiers films sur ce thème de la surdité et du handicap de l’enfant sans pour autant tomber dans le pathos de bon aloi.

Nuits blanches de Visconti en 1957 remporte sans conteste, parmi les dix, la palme du film le plus romantique. En adaptant grâce au scénario de Zavattini la nouvelle éponyme de Dostoïevski, Visconti tente de filmer, à travers l’attente éperdue d’une jeune femme, un amour absolu. Tourné en studio le film, loin du néoréalisme d’Ossessione ou de La terre tremble, repose essentiellement sur le jeu des sentiments des personnages interprétés par Maria Schell et Mastroianni (Jean Marais jouant un rôle plus secondaire). L’on trouve déjà pourtant dans cette quête d’un idéal le thème central de l’oeuvre de Visconti qui annonce par exemple Mort à Venise (1971). La longue scène de danse d’un twist endiablé par Mastroianni (où l’on retrouve ici le néoréalisme des années 50) vaudrait à elle seule le déplacement. Le montage avec quelques raccords audacieux posant la question de la possible substitution d’un amoureux par un autre montre déjà la virtuosité du maestro Visconti.

Café lumière du cinéaste taïwanais Hou Hsiao-hsien en 2003 est tout entier porté par poésie et mystère. Tourné au Japon le film rend d’abord explicitement hommage au cinéaste japonais Ozu pour le centenaire de sa naissance (1903) ; les nombreux cadrages à la « Ozu » tout au long du film sont aussi une autre façon, plus implicite, de lui rendre hommage. En choisissant de filmer une tranche de vie d’une jeune fille enceinte d’un ami taïwanais parti travailler dans une usine chinoise délocalisée en Thaïlande, Hou Hsiao-hsien s’intéresse au moment des mutations psychologiques et des rites de passage au sein de chaque existence, et notamment ici celui de la métamorphose de la jeune fille en femme adulte, thème que l’on retrouve également très fréquemment tout au long de l’oeuvre d’Ozu. Hsiao Hsien réalise là un film délicat où il ne se passe rien mais où il faut savoir se laisser porter par la grâce pour l’apprécier.

Les studios d’art de Shanghai créés en 1957, dotés de moyens importants et mobilisant plus de trois cents collaborateurs ont réalisé de très nombreux films pour enfants utilisant des techniques très particulières se distinguant des dessins animés américains de l’époque : l’animation de poupées, les lavis animés (peintures calligraphiées), et (un peu plus tard) les lavis déchirés. Te Wei (inventeur du principe du lavis animé) sera le principal animateur de ces studios d’art de Shanghai extrêmement prolixes. La révolution culturelle à partir de 1966 marquera pourtant une rupture majeure dans la production et la création. Te Wei et ses collaborateurs seront envoyés en camp de rééducation à la campagne et la production ne reprendra véritablement qu’après la mort de Mao en 1976. La flute du bouvier de Te Wei (et Qian Jiajun) en 1962 évoquant l’amitié entre un petit garçon et un boeuf, ou Le grelot du faon de Tang Cheng (et Wu Qiang) en 1982 reprenant ce même thème à travers une jeune fille et un faon, illustrent à eux seuls l’importance de l’harmonie et de l’équilibre entre les êtres, thèmes chers à la culture chinoise.

Plus exotique enfin sont Les Vampires de Louis Feuillade produits pendant la première guerre mondiale entre 1915 et 1916. Louis Feuillade est, après Lumière et Méliès, le troisième père du cinéma muet français. Auteur de 700 films dont une très grande majorité de courts métrages, Louis Feuillade invente finalement le principe des séries à feuilletons. La série Fantômas, créée juste avant la guerre de 14, comporte cinq épisodes (de courts métrages), celle des Vampires dix épisodes. L’on retrouve ainsi dans certains épisodes des Vampires certaines astuces de scénario qui renvoie finalement à l’origine des premiers films Lumière : l’arroseur arrosé devenant le voleur volé. Ici, avec la série des Vampires ou celle de Fantômas, le cinéma devient curiosité et divertissement. Vendémiaire en 1918 marquera pourtant une oeuvre plus ambitieuse de ce même cinéaste.

Sous une chaleur caniculaire en ce début d’été, le festival de La Rochelle 2015, très riche par son éclectisme et par la grande qualité cinématographique de beaucoup des oeuvres présentées, fut un moment privilégié et assez unique de découvertes (les films des studios d’art de Shanghai, le cinéma géorgien, ou l’oeuvre de Louis Feuillade) ou de redécouvertes sur grand écran (Vincere prend ainsi une autre dimension qu’à la télévision), ainsi qu’un lieu d’échanges avec d’autres festivaliers, notamment sur le cinéma géorgien d’aujourd’hui.

Ces journées du festival de La Rochelle ont été fertiles en émotions communicatives s’exprimant par des applaudissements spontanés de la salle à la fin d’une séance particulièrement appréciée (Vincere cette année, L’homme qui voulut être Roi de John Huston en 2006). C’est donc aussi à travers son ambiance que ce festival rayonne.

Eudes Girard