Les Hommes contre ( Uomini contro) de Francesco Rosi

Il n'est pas toujours facile de programmer les films que l'on souhaiterait montrer au public. Pour preuve l'impossibilité, faute de copie, de projeter ce film que Francesco Rosi a consacré à la première guerre mondiale en 1970, alors même qu'un rapprochement pertinent avec Les Sentiers de la Gloire de Stanley Kübrick, qui a la chance de pouvoir être programmé, aurait permis d'aborder sous un autre angle le thème des mutineries.

Si l'on devait énumérer les raisons qui nous font regretter cette absence de copie disponible, la première consisterait à affirmer, sans hésitation, que le film de Rosi, Les Hommes contre constitue la représentation la plus proche de la réalité des soldats engagés dans ce conflit. Il est également dommage que l'on ne puisse pas rendre, par la même occasion, hommage à ce grand maître du cinéma italien, disparu en janvier de cette année, pendant les attentats perpétrés en France par des islamistes fanatisés.

Comme l'écrit Michel Ciment dans son hommage à Francesco Rosi, paru dans le numéro 649 de la revue Positif : « Rosi était définitivement du côté de la vie. Tel son compatriote Antonio Gramsci, il croyait au pessimisme de la raison et à l'optimisme de la volonté. C'est cette volonté qui lui a permis de tourner, chose rare, seize films comme il l'entendait et qui sont autant de commentaires sur l'histoire de son pays au XXème siècle, de la guerre de 14 ( Les Hommes contre) à la stratégie de la tension avec les attentats terroristes dans les années 70 (Cadavres exquis, Trois frères), de l'époque du fascisme (Le Christ s'est arrêté à Eboli) à la corruption dans la gestion de la ville (la Naples de Main basse sur la ville), de la mafia sicilienne (Salvatore Giuliano) à l'internationalisation du crime organisé (Lucky Luciano). A l'opposé d'un cinéma à thèse, Rosi pose des questions sans donner de réponses et ne sacrifie jamais la beauté dans sa recherche de la vérité. »

Et c'est justement cela qui a toujours fait l'originalité du cinéma de Rosi, un cinéma qui s'adresse à un public adulte et citoyen.

A l'origine de ce film, il y a un livre Un anno sull'altipiano que Emilio Lussù, exilé à Paris, rédige en italien, en 1938 et qui paraît en France, en 1995, sous le titre, emprunté au film, Les Hommes contre. Cette oeuvre littéraire s'inscrit dans la lignée de celle des grands témoins de cette horrible boucherie parmi lesquels Erich Maria Remarque, Henri Barbusse ou Ernest Hemingway. Lussù témoigne de son expérience d'officier, sur le front italien, en cette année 1917 où l'horreur atteint des limites que l'humanité n'avait jamais connue jusque là. En dressant un tableau sinistre de la vie des soldats dans les tranchées, il dénonce l'ignominie de tous ces discours par lesquels certains, non sans arrière-pensées, ont tenté de justifier historiquement et moralement ce l'on appelle communément La Grande Guerre.

Ce film, catalogué comme subversif à sa sortie en 1970, remet en cause jusque dans ses fondements idéologiques, la légitimité de cette guerre élevée au rang d'un mythe par le régime fasciste et jamais dénoncée depuis. Rosi reçut des insultes, des menaces parce qu'il se réappropriait ce pan de l'histoire italienne avec une perspective critique. Déjà avant lui Rossellini, Comencini, Monicelli s'étaient engagés dans cette voie mais jamais avec autant de vérité et de violence.

Cette volonté se manifeste dès les premières images du film où l'on assiste à l'assaut désespéré des soldats italiens qui viennent se fracasser, sur les lignes ennemies. C'est avec une frénésie à la fois visuelle et sonore que Rosi filme cette attaque. Le directeur de la photo, Pasqualino De Santis utilise des longues focales qui donnent aux images cet effet de réel qui est le propre des reportages photographiques et qui permettent de maintenir les spectateurs à distance. On est bien loin de ces scènes de bataille de certains films à gros budget et à grand succès qui usent ad nauseam de courtes focales privilégiant les sensations fortes au détriment de toute réflexion. Mais très vite à ces images de combat succèdent de lents panoramiques et travellings qui s'attardent sur les cadavres et les blessés qui jonchent le champ de bataille. On comprend très vite que ce n'est pas le spectacle de la violence qui intéresse Rosi mais sa dénonciation.

Les Hommes contre montre ces pauvres soldats italiens, paysans pour la plupart, qui sont venus, avec leurs dialectes différents, mourir pour une patrie à laquelle ils n'ont pas conscience d'appartenir, sans savoir pourquoi et contre qui on les envoie se faire tuer. C'est par la contrainte qu'iIs sont amenés sur ces champs de bataille. Ils ne sont que de simples matricules pour les officiers de l'état-majeur qui appartiennent à cette caste des interventionnistes qui a imposé cette guerre à un peuple qui n'en voulait pas. Le général Leone, si bien interprété par Alain Cuny, est animé d'un fanatisme militariste et nationaliste. Il n'hésite pas à faire payer à ses hommes ses erreurs et son incapacité à définir une stratégie ou une tactique susceptible de limiter le bain de sang des soldats qu'ils lancent à l'assaut des lignes ennemies. C'est ainsi qu'un simple éclaireur est condamné à mort pour subversion tout simplement parce qu'il avait averti ses camarades d'un danger imminent. Ainsi Rosi joue-t-il sur l'émotivité des spectateurs pour mieux discréditer ces officiers supérieurs au service des classes dirigeantes du pays pour lesquelles la guerre est le moyen de soumettre les masses populaires aux seules fins de défendre leurs propres intérêts.

Entre ces officiers supérieurs animés par un fanatisme militaro-nationaliste et ces paysans-soldats sacrifiés tels des agneaux sur l'autel de la patrie, il y a les jeunes officiers de rang, comme le lieutenant Ottolenghi interprété par Gian Maria Volonté ou le lieutenant Sassu, interprété par Mark Fréchette. Fraîchement diplômés, ils ne savent pas s'ils doivent se sacrifier sur le champ de bataille ou affronter le feu d'un peloton d'exécution. Tout le film n'est alors que le récit du parcours de ces jeunes officiers vers une prise de conscience qui va les amener à prendre le parti des soldats dont ils partagent le sort.

Dans cette figuration de la lutte des classes qui se joue au sein même des tranchées, Rosi va beaucoup plus loin que Stanley Kübrick dans Les Sentiers de la gloire. On pourrait également inclure Joseph Losey qui traite le même thème dans Pour l'exemple.

Le lieutenant Ottolenghi est un anarchiste convaincu qui voit dans cette guerre l'occasion de renverser l'ordre établi. En revanche, le parcours du jeune lieutenant Sassù, derrière lequel se cache l'auteur du livre, est différent. Confronté à la réalité de cette guerre qu'il a voulu par idéalisme bourgeois, déçu par l'inanité des décisions prises par les hauts gradés, il prend progressivement conscience du rapport de pouvoir qu'il y a entre ceux qui commandent et ceux qui subissent.

Néanmoins tous deux, chacun à sa façon, incarnent la figure de l'intellectuel tel que l'envisageait Antonio Gramsci, théoricien du parti communiste italien. Selon lui, cet intellectuel devait tenir le rôle essentiel dans la conduite du mouvement révolutionnaire et permettre à tous ces exploités du système capitaliste, qu'ils soient issus du prolétariat urbain ou de la paysannerie, de s'unir dans un même combat. C'est cette lecture marxiste que Rosi nous offre dans ce film qui n'est en rien anti-militariste mais qui vise, avant tout, à définir cette guerre comme la forme suprême de l'oppression d'une classe par une autre.

Le moment propice pour passer à l'action, Ottolenghi le voit lors d'un assaut désespéré ordonné par le général Leone qui n'hésite pas à faire tirer à la mitrailleuse sur les soldats italiens pour les empêcher de reculer. Même les soldats autrichiens sont horrifiés par l'absurdité d'un tel ordre ! C'est pour le lieutenant Ottolenghi le moment adéquat pour se révolter. Il voit dans la réaction de ces soldats autrichiens face à une telle boucherie, le moment pour faire valoir le sens de son combat politique Il incite alors ses hommes à tirer sur celui-là même qui les pousse au combat. Son geste est celui d'un homme désespéré mais il ne suffit pas pour engager une prise de conscience. Sa mort signe son échec. Comme le lieutenant Ottolenghi, le lieutenant Sassù se dresse contre sa hiérarchie. Il refuse d'appliquer l'ordre démentiel que lui donne son commandant lequel, rendu fou par son impuissance à se faire obéir, est tué par les soldats. Le Général Leone condamne alors le lieutenant Sassù au peloton d'exécution.

Ainsi les lieutenants Ottolenghi et Sassù par leur opposition à leurs supérieurs, par leur détermination à prendre le parti de leurs soldats, ne sont pas sans nous rappeler le colonel Dax, interprété par Kirk Douglass dans Les Sentiers de la gloire. Comme lui, ils s'opposent à une hiérarchie militaire des plus rigides. Chez Kübrick comme chez Rosi mais davantage chez ce dernier, la guerre marque le stade suprême de cette lutte des classes qui permet aux plus forts d'écraser en toute impunité les plus faibles.

L'échec d'Ottolenghi et de Sassù préfigure celui de l'intellectuel de gauche qui ne parviendra pas à s'opposer à l'instauration du fascisme, prolongement d'une guerre qui n'avait d'autre but que de soumettre les classes populaires aux intérêts de la caste dirigeante. On comprend alors pourquoi cette lecture fantasmée d'une guerre élevée au rang de mythe national par le fascisme s'imposera, lecture que Emilio Lussù et Francesco Rosi ont su dénoncer.

Louis d’Orazio

Cinefil N° 45 - Novembre 2015