Vendredi 22 janvier, 15H30 à Rome : funérailles civiles d’Ettore Scola à la Maison du cinéma. Autour du catafalque défile tout ce que l'Italie compte de personnalités politiques ou artistiques. La foule anonyme se presse pour saluer une dernière fois le Maestro. Toutes les chaînes de télévision, depuis l'annonce de sa mort, diffusent tous ses films, tous ses entretiens enregistrés. Toute l'Italie se reconnaît en Ettore Scola car s'il a su manier l'ironie avec le trait acéré du caricaturiste qu'il n'a jamais cessé d'être, c'est toujours avec sa sensibilité, son humanité, et jamais avec une férocité gratuite qu'il a peint ses contemporains.

Dans tous les films d’Ettore Scola, ce qui nous frappe le plus c'est la précision du trait avec lequel il dessine ses personnages. Nous pensons bien évidemment à Marcello Mastroianni et Sophia Loren dans Une Journée particulière, à Nino Manfredi dans Affreux, sales et méchants. La liste serait bien longue si l'on devait tous les énumérer. Il faut dire qu’Ettore Scola débute sa carrière à la fin de la guerre en devenant caricaturiste dans un journal satirique, le Marc'Aurelio, équivalent italien de notre Canard enchaîné et là il fait la connaissance de collègues qui deviendront par la suite ces scénaristes qui feront les beaux jours du cinéma italien : Steno, Age, Scarpelli, Maccari. Ce journal disparaîtra au début des années 60, relayé par l'apparition d'un cinéma tout aussi caustique mais plus politique encore et plus critique à l'égard de la société : la comédie à l'italienne dont Ettore Scola sera un des maîtres incontournables, d'abord comme scénariste puis comme réalisateur.

Pour mieux cerner ses personnages et leurs relations, Ettore Scola les enferme toujours dans des espaces clos, une caractéristique de son cinéma. Pensons à la salle de bal dans Le Bal, à l'appartement dans lequel se réunissent les intellectuels de la gauche italienne dans La Terrasse ou encore à cet immeuble mussolinien dans lequel Marcello Mastroianni et Sophia Loren incarnent deux exclus de la société fasciste, l'un parce qu'homosexuel, l'autre parce que femme au foyer méprisée et cantonnée dans sa fonction reproductrice, le temps d'une manifestation à Rome en l'honneur de la venue d'Adolph Hitler. Toute ses mises en scène, dans ses films, se construisent sur la présence d'un hors champ qui fait que l'espace scénique s'inscrit toujours dans un ensemble plus vaste. Ainsi Ettore Scola, que ce soit dans Une Journée particulière, dans Le Bal, dans La Nuit de Varennes ou dans Nous nous sommes tant aimés, décentre sur une histoire particulière, le sujet historique qu'il aborde.

Ce dernier film raconte l'itinéraire de trois personnages, Antonio, Gianni et Nicola depuis l'époque de la Résistance jusqu'à 1974, le présent du film. Ils témoignent du parcours de toute cette génération d'Italiens, trahis par le fascisme et qui pensent pouvoir transformer le monde au sortir de la guerre et faire triompher la démocratie, la justice, la liberté. Ettore Scola dresse le constat de leur échec dans ce film mais aussi dans bien d'autres. Ce bilan négatif d'une génération, la sienne, qui va le hanter toute sa vie durant, c'est à Pier Paolo Pasolini qu'il l'emprunte, lequel dans La Divine Mimesis va jusqu'à imaginer un cercle supplémentaire dans l'Enfer de Dante, pour les intellectuels qui n'ont rien fait, qui se sont contentés seulement de parler pour mieux écouter leur voix et qui n'ont produit aucun des changements qu'ils annonçaient. Dans La Terrasse, c'est avec plus d'amertume qu'il redouble ses accusations qui résonnent comme une auto-flagellation, lui qui a toujours pensé avoir raté les grands rendez-vous de l'Histoire : trop jeune à l'époque de la Résistance, trop vieux en 1968 ! Re-parcourir l'histoire de l'Italie, en pointant ses défaillances, a été pour lui une façon de rattraper ces rendez-vous manqués.

Néanmoins la politique a toujours été le sujet essentiel de ses films, non pas les manœuvres politiciennes qui la dévalorisent mais la politique comme instrument de conquête et de changement au service des hommes, notamment les exclus, les plus humbles. Gabriele et Antonietta dans Une Journée Particulière partagent avec Giacinto dans Affreux, sales et méchants, le même mal-être, bien qu'issus de milieux différents. A la différence d'un Antonioni qui invente une classe bourgeoise qui n'a jamais vraiment existé en Italie pour l'affubler d'un mal moderne, l'incommunicabilité, Ettore Scola ne réserve pas ce mal-être, ce malaise à une seule classe sociale, aisée de surcroît, la bourgeoisie, mais affirme que tous les individus peuvent souffrir des mêmes maux, les prolétaires et les sous-prolétaires entre autres, qu'ils aient un emploi ou qu'ils n'en aient pas parce que pour lui, ce qui importe avant tout, c'est que le cinéma soit au service de tous, des intellectuels comme des exclus, de la réalité dans toute sa complexité.

Si les gens de sa génération ont trahi leurs idéaux, n'ont pas fait ce qu'ils promettaient de faire et ont conduit l'Italie à la catastrophe, on peut dire qu'Ettore Scola est toujours resté fidèle à ses engagements qu'ils soient politiques ou artistiques. Dans Gente di Roma, un de ses derniers films, qu'il consacre au peuple de la capitale à travers une série de portraits, c'est à Zavattini qu'il rend hommage, le père du néo-réalisme, le scénariste des plus beaux films de De Sica qui traquait la réalité tel un détective. Cette fidélité au néo-réalisme et à la comédie italienne, son héritière, c'est l'affirmation de l'amour qu'il a toujours porté au cinéma, lui qui a toujours placé l'humanité au cœur de ses films.

Dans un ultime entretien accordé à la télévision italienne, il affirmait :

« L'homme depuis toujours, depuis l'époque où il allait voir les comédies de Plaute jusqu'à aujourd'hui, a besoin de se voir représenté justement pour pouvoir continuer à vivre, que ce soit en bien ou en mal. Chaque génération a besoin d'être représentée parce qu'elle ne doit pas cesser d'imaginer. Une flamme devant une caverne produit des ombres ; ce sont ces ombres qui conduisent les hommes. Et donc nous aurons toujours besoin de ces ombres. Soyez sûrs que le cinéma existera toujours. »

Certes, l'annonce de sa mort nous a rempli de tristesse comme lorsqu'un être qui vous a accompagné pendant toute votre vie vous quitte. Tous ses films nous reviennent en mémoire et à leur seule évocation, nous sentons l'émotion nous gagner. Pourtant de si bons souvenirs doivent tempérer notre tristesse : soyons heureux et fiers d'avoir connu et côtoyé ce grand cinéaste qui a su nous faire aimer la comédie italienne.

Ciao Ettore !

Louis d’Orazio

Cinefil N° 46 - Janvier/Février 2016