Note de lecture : Marilyne Desbiolles Le Beau temps, roman, Seuil

Parmi les livres de la rentrée littéraire 2015, il en est un qui, sous la forme d'un roman, offre l'occasion d'une rencontre avec le cinéma : Le Beau temps. Son auteur, Marilyne Desbiolles est une romancière qui fait de Nice le centre de son inspiration. Cette fois elle présente Maurice Jaubert, par le nom d'un collège où la romancière intervient, et d'où elle part à la recherche de la personne. Ce roman est un « roman sans fiction » comme elle aime à définir ses livres. Elle assigne au roman la tâche de toucher la réalité, directement, par l'écriture et l'expérience de son auteur. Aussi ce roman biographique est-il un peu autobiographique. Le lecteur peut suivre le travail buissonnier de la romancière, lisant, cherchant les archives, regardant des films et à chaque fois prenant des notes pour construire son récit. Ces notes mêlent connaissances, interrogations de biographe et sensations. Le portrait qu'elle rend du musicien est sensible, presque amoureux.

Qui est Maurice Jaubert ? Maryline Desbiolles souligne d'abord que sa vie ne colle pas au stéréotype de l'artiste maudit, rejeté par la société, faisant sa vie dans les marges de la société. En cela, il est bien différent de son ami Jean Vigo. Et pourtant Maurice Jaubert figure en bonne place dans toutes les études sur la musique au cinéma. Compositeur mais aussi théoricien du rapport de l'image et de la musique, il reste inconnu. D'ailleurs, combien de noms souvent cités dans l'histoire du cinéma restent ignorés : qui sont André Bazin ou Georges Sadoul ? Maryline Desbiolles s'affronte à cette question : que peut-on savoir à propos de Maurice Jaubert ?

Maurice Jaubert vient au monde du cinéma tardivement. Issu d'une famille de notables niçois, il satisfait son père en faisant ses études de droit. En 1919, il est le plus jeune avocat de France. Il prolonge le goût de son père, mélomane et animateur musical, en apprenant la musique et en voulant faire carrière à Paris. En 1923, il rencontre Arthur Honegger. Désormais il se lie au monde musical, notamment du Groupe des Six, et Maurice Ravel sera son témoin de mariage.

Un bon fils, donc. Marié, catholique, proche des futurs fondateurs de la revue Esprit (où écrira André Bazin), patriote aussi. Il s'engage pour défendre la France en 1939, et sera tué à la veille de l'armistice de 1940, il avait 40 ans. Cependant, il fréquente le monde du cinéma, qui, lui, n'a rien de conventionnel. Comme d'autres musiciens, il vient au cinéma par dépit. C'est un moyen de voir sa musique jouée pour un public. D'abord par la musique de scène au temps du muet, puis pour le cinéma sonore qui réclame une pratique plus exigeante de la musique. Il collabore avec Jean Renoir, son ami d'enfance, avec Jean Vigo, qu'il rencontre à l'occasion du tournage de A propos de Nice, avec Jacques et Pierre Prévert, René Clair, Marcel Carné pour qui il compose les musiques de Quai des brumes, Hôtel du Nord et Le Jour se lève en 1938 et 1939.

Non seulement il compose mais il écrit et réfléchit sur sa pratique. Il cherche à s'écarter de la conception hollywoodienne de la musique comme un commentaire musical de l'action. Il cherche à reformuler cet héritage de l'époque du muet en prenant le problème de façon plus globale. La musique est une partie de la bande sonore du film. Elle doit donc jouer aussi avec les silences, les bruits et les paroles. Pour lui la musique doit « approfondir une impression visuelle ». Marilyne Desbiolles retrace le bref parcours de Jaubert parmi le Groupe des Six et dans les rencontres avec les cinéastes mais elle porte toujours attention aux lieux, aux va-et-vient entre Paris et la Côte d'Azur, les moments d'activités urbaines et de détente entre mer et montagne car cela ne dura qu'à peine vingt ans, les années de l'entre-deux-guerres. Elle s'arrête sur des films, les décrit, les fait entendre. Elle resitue l'époque : les difficultés financières des réalisations, les enjeux politiques, les amitiés. Ces amitiés souvent hétérogènes : des anarchistes comme Vigo, des pacifistes comme Giono mais qui permettent à l'écrivain de saisir la singularité de Jaubert. Dans ce monde moderne auquel il accorde sa sensibilité, il conserve des valeurs traditionnelles. Il est moderne sans violence mais sans renoncer à ses convictions non plus. Bien qu'il trouve la mort à 40 ans, rien ne fait de Jaubert un artiste maudit (comme pourrait le paraître Jean Vigo). Au contraire, les bases de sa conception musicale feront évoluer la musique des films notamment pour l'école française de Delerue, Kosma ou Duhamel. François Truffaut lui rendra hommage.

En effet, c'est grâce à lui que Jaubert n'a pas sombré dans l'oubli. Truffaut se servira d'oeuvres de Jaubert pour illustrer ses films : Adèle H., L'Argent de poche, L'Homme qui aimait les femmes et enfin La Chambre verte. Dans la chapelle commémorative qu'édifie le héros de ce dernier film interprété par Truffaut lui-même, on reconnaît le portrait de Jaubert. Marilyne Desbiolles, loin de réaliser un monument biographique, écrit un récit mobile qui permet au lecteur de progresser dans le sillage concret et sensible des recherches de l'auteur parmi les sensations visuelles et sonores, parmi les souvenirs d'un monde proche et déjà oublié.

Laurent Givelet

Cinefil N° 46 - Janvier/Février 2016