Le cinéma de Manoel de Oliveira est hanté par les fantômes. Et c'est un dernier fantôme qu'il nous envoie par delà sa mort dans son film posthume, tourné en 1982, Les Visites ou mémoires et confessions. Par ce film, Oliveira revient visiter les vivants après sa mort. Ce film est un tombeau, non pas pour une personne mais pour un lieu, une maison que le réalisateur doit vendre pour payer des dettes. Il l'avait fait construire dans un style moderne par un architecte de renom, l'a habitée pendant quarante ans.

C'était un monument dont il se sépare et pour le commémorer, il fait un film. Deux fantômes marchent, à la tombée de la nuit, dans le parc en direction de la maison, y entrent et la visitent. Ils dialoguent et le spectateur ne verra jamais leur corps. Deux fantômes, donc qui entrent dans l'intimité d'un lieu qui, bien qu'il soit désert, respire encore la présence de ses habitants. Alors le réalisateur apparaît et s'adresse au public. Pour nous, aujourd'hui, il est ce fantôme qui vient nous visiter aussi et nous parler de sa vie, de son cinéma, de ses idées. Ce film posthume n'a pourtant rien de funèbre ; il est en fait un jeu de miroirs entre fantômes pour nous montrer quelque chose de la vraie nature du cinéma selon Oliveira. Le fantôme c'est aussi un esprit et le cinéma est spirituel.

Dès son premier film, Douro faina fluvial, en 1931, Oliveira joue des anachronismes. Il filme le port fluvial de Porto avec ses pauvres gens, ses travailleurs s'épuisant dans des tâches éprouvantes en face d'un monde de modernité et de vitesse auquel ils n'auront pas accès. D'un côté, le pont de poutrelles métalliques qui enjambe le Douro, les bateaux et voitures rapides et modernes, de l'autre les charrettes tirées par les ânes, les paysans vendant pauvrement leurs récoltes. Ces décalages entre deux réalités, l'une tournée vers le passé, l'autre vers l'avenir vont servir au réalisateur à développer une vision du monde ironique et spirituelle. Cette ironie n'a pas le mordant de l'ironie voltairienne mais montre plutôt le regard amusé et intrigant d'une mémoire étonnée face au monde.

Le personnage d'Isaac dans L'Etrange affaire Angélica représente bien cette attitude. Il est isolé, voire rejeté par la société, seule sa logeuse le protège. Son allure est démodée comme son appareil photo, comme son goût pour faire des images d'un monde en voie de disparition. Isaac fait de cet écart avec la réalité triviale et moderne l'occasion d'une ouverture sur un autre monde. Son regard est fasciné par ce que les autres ignorent ou refusent de voir. Angélica sera un ange annonciateur de cet au-delà. Mais jamais le monde moderne n'est mis en accusation ni ne fait l'objet de satire, jamais cet au-delà n'est ramené à une référence spirituelle et religieuse. Si Isaac est désigné comme un Juif exilé, c'est pour souligner sa condition de déraciné et d'exclu. Son accomplissement sur terre passe par la recherche d'une autre réalité qui sera son vrai lieu d'attache.

Le cinéma d’Oliveira aura recours à ces décalages pour faire naître des fantômes, des survivances d'un monde ancien ou passé dans le monde moderne. Ainsi le cinéma doit apprendre à regarder le monde pour en conserver la mémoire. C'est le sens du film Voyage au début du monde en 1997, où Marcello Mastroianni joue Manoel, un réalisateur en repérage sur les lieux de son enfance, que conduit en voiture un chauffeur joué par... Oliveira lui-même. La mémoire permet de mesurer l'écart de deux images, celle que l'on a sous les yeux et celle de l'imagination ou du souvenir. Ce voyage le long du Douro est une remontée dans le temps, et la réalité se dédouble pour en faire apparaître l'esprit. Dans le viseur d'Isaac, Angélica, morte, ouvre les yeux et sourit. Le réalisateur expliquera que c'est son esprit qu'il voit. Un peu ironiquement, Oliveira joue avec les images. Angélica persiste à vivre pour Isaac et l'ouvre à un monde spirituel. Pour le spectateur elle semble être l'image de l'amour impossible mais représente aussi la vérité spirituelle du monde. Nulle frayeur face à ces esprits car ils ne sont fantômes que d'apparence. Les fantômes sont des images, entre réalité et imagination, être et non-être, les messagers d'une autre réalité.

Dans Le Miroir magique, en 2008, l'ironie s'approfondit. Alfreda, riche propriétaire, renoue avec son désir d'enfant des écoles religieuses de voir apparaître la Vierge Marie. Alors le personnel décide d'organiser une mystification : elle a donc une révélation ! Mais cette mystification ne débouche sur aucune dénonciation, au contraire. Elle permet au personnage d'accéder à ce monde spirituel auquel elle aspire. S'il est indéniable que le cinéaste assume une forme de spiritualité, celle-ci ne se rallie à aucun discours officiel. Ces jeux de l'ironie et de l'image parcourent le cinéma d’Oliveira. Ils donnent aussi leur forme aux films de reconstitution historique ou littéraire.

Ainsi dans la grande fresque historique, Non ou la vaine gloire de commander, un lieutenant combattant en Angola raconte à ses hommes l'histoire du Portugal en faisant la liste des défaites de son pays. Oliveira les met en scène jusqu'à la bataille d'Alcacer-Quibir qui, en 1578, du fait de la mort du roi Sébastien place le Portugal sous la domination espagnole. Cette disparition donnera naissance à une croyance eschatologique, le sébastianisme, qui parcourt la littérature et la mentalité portugaise. Elle imagine le retour du roi pour accomplir le destin glorieux du pays et cette attente aide à supporter les tourments présents. Tout présent se conçoit comme une attente plus ou moins mélancolique de grandeur, et le rêve de cette grandeur nourrit les images comme autant de signes possibles de réalisation de cet espoir. Dans le film, Oliveira montre à la fin le retour de Sebastien à Lisbonne quand meurt le lieutenant le jour même de la révolution des oeillets. Anachronisme et mélange des temps ouvrent le présent à la critique et à l'inquiétude : le pays inversera-t-il le cours de son destin ?

Cette incertitude élevée en principe par le titre d'un de ses films, Le Principe d'incertitude en 2002, est ce qui définit le mieux le cinéma d’Oliveira. Dans son dernier long métrage Gébo et l'ombre, il montre des parents pauvres n'ayant plus de nouvelle de leur fils. Pour satisfaire le désir de son épouse, le mari part à sa recherche. Il mentira à sa femme pour ne pas la faire renoncer à l'illusion qui la maintient en vie. Son fils n'a aucunement le destin glorieux qu'elle se raconte, il semble vivre comme un criminel. Quand le fils revient pour voler l'argent de ses parents, le père s'accusera du vol afin de protéger les illusions de sa femme qui n'a rien vu. Le mensonge l'aura sauvée car l'image vaut plus que la réalité. Ces images produites par notre imagination, nos récits et nos discours tissent la vraie matière de la réalité. Pour Oliveira, c'est cette part fragile que le cinéma doit sauver.

Le cinéma de Manoel de Oliveira est ainsi fait de cette rencontre ironique des illusions et de la réalité dans laquelle l'image triomphe. Elle est bien un mensonge mais parfois le mensonge ouvre à une réalité spirituelle plus forte que notre monde. C'est pour cela que Manoel de Oliveira nous incite à croire aux fantômes.

Laurent Givelet

Cinefil N° 48 - Mai / Juin 2016