Il est de ces moments de félicité – très fréquents chez Alexis Zorba – qui, en grec, se nomment kèfi (1).

C’est précisément l’un de ces moments qui généra le SIRTAKI.

Le sirtaki n’est rien d’autre que “l’improvisation” dansée par Anthony Quinn dans la dernière scène du film de Michael Cacoyannis Zorba le Grec (1964). Cette “improvisation” fixée par l’image sur une plage de la presqu’île d’Akrotiri (2) - située à l’opposé de la côte indiquée par Nikos Kazantzakis dans son roman Alexis Zorba (1946) à la source du film - fut cependant minutieusement orchestrée par les compères compositeur, chorégraphe et réalisateur : Theodorakis, Proviàs et Cacoyannis.

Il m’apparait intéressant de voir comment un film, adapté d’un roman, s’est empli d’une musique et d’une danse si puissantes qu’il a généré une forme d’expression kinesthésique adoptée non seulement par l’ensemble de la société grecque du temps, pour devenir une sorte d’emblème national, mais s’est transformé en mot de passe du panhellénisme et en clin d’œil des philhellènes du monde entier.

Une improvisation non improvisée.

La danse exécutée par Zorba est en réalité une synthèse de formes de danses et de musiques grecques traditionnelles. Elle est en outre le fruit de recherches sur la culture musicale hellénique menées principalement par les compositeurs Manos Hadjidakis (3) dès 1948 et par Mikis Theodorakis (4) dès 1960. Tous deux cherchent, individuellement, à adapter au goût moderne des musiques quelque peu méprisées par les classes moyennes et supérieures, ainsi que par les médias. Ils composent par conséquent des musiques de films et des chansons populaires, qui vont connaitre un succès immédiat, en Grèce comme à l’étranger.

Manos Hadjidakis entend offrir à une musique urbaine populaire, le rebetiko, une place neuve dans le paysage musical grec. Il procède à l’introduction révolutionnaire du bouzouki, instrument emblématique du rebetiko, dans sa propre production orchestrale, pour preuve Le sourire de la Joconde (1965) (5). Il réalise aussi plusieurs transcriptions de chansons traditionnelles pour piano ou pour orchestre. Hadjidakis remporte un oscar en 1960 pour la musique du film de Jules Dassin Jamais le dimanche où l’on peut assister à de nombreuses scènes dansées du genre rebetika, dont celle des célèbres Enfants du Pirée par Melina Mercouri.

En 1960, Mikis Theodorakis n’en est certes pas à ses débuts lorsqu’il décide de revenir vers la musique de ses origines. Il compose en 1964 la musique de Zorba le Grec ; partant, il est le père légitime du Sirtaki.

Dans un passionnant article, Alkis Raftis (6) évoque le cheminement du sirtaki. Ainsi, explique-t-il, au commencement était le Rebetiko. Dans les tavernes et cafés des ports de la Mer Egée, au 19ème siècle, les populations misérables de marins, colporteurs, petits malfrats, oisifs se rassemblent et développent leurs propres moyens d’expression en mixant des éléments de tradition rurale de la culture turque et de la culture européenne des classes supérieures. Les paroles des chansons évoquent des peines de cœur, des actes de bravade idéalisés, le rejet du style de vie bourgeois ou encore le projet de contre-valeurs d’un groupe social marginal. La musique est jouée par des instruments à cordes : principalement bouzouki, baglama, violon (lyra), santouri et guitare.

Le rebetiko est donc une danse d’origine urbaine. Les musiciens jouent aux marges d’un kafenion (7) laissant devant eux un petit espace aux clients pour la danse. De soir en soir, la danse s’institue, incluant des chanteuses qui se mettent parfois à danser. Le rebetiko est dansé en solo ou par très peu de personnes. Les mouvements semblent précis et calculés, le corps s’accroupit en avant, les bras sont allongés pour garder l’équilibre. Pratiqué à l’origine presque exclusivement par des hommes, le rebetiko reflète l’individualisme du citadin.

Le zeibekiko est la danse la plus commune parmi celles qui sont à la source du sirtaki. Cette danse à mesure ternaire 9/4 est une danse improvisée en solo, avec des mouvements de précision équilibrés exprimant une concentration intense sur soi-même (8). En sa forme rurale d’origine, c’est une danse exécutée au moment du carnaval par des personnages déguisés ; son nom provient de celui d’une tribu d’Asie Mineure.

Le Khasapiko ou Hasapiko - “la danse du boucher”- est toutefois la plus populaire parmi les danses source. En mesure lente 2/4, elle est dansée par deux ou trois hommes se tenant par les épaules, en des déplacements vers l’avant et vers l’arrière. Ils développent leurs propres variations sur le pas de base.

Le Serviko ou Serbiko est une danse semblable au Hasapiko, mais qui se déplace sur un tempo rapide vers la droite.

Pour résumer, les ingrédients de base de la danse de Zorba - dite sirtaki - seraient donc : Rebetiko + Rebetiko + Zeibekiko + Khasapiko ou Hasapiko + Serviko ou Serbiko, auxquels il faut ajouter :
- le génie du compositeur Mikis Theodorakis ;
- l’habileté du chorégraphe Giorgos Proviàs (9) - insuffisamment cité selon moi dans l’ensemble de la littérature cinématographique se référant à notre film – puisqu’il a habilement mixé sa culture de la musique et de la danse, conjuguant temps lents et temps rapides, éléments appartenant à des danses urbaines individuelles et à des danses villageoises de groupe, amalgamant les déplacements pour les rendre multidirectionnels, passant d’un rythme 4/4 à un rythme 2/4 dans la scène finale du film : celle du sirtaki ;
- le grain de folie d’un Zorba interprété par le passionnel Anthony Quinn.

La genèse du sirtaki réside pleinement dans ce film, dès la première scène. La salle d’attente du Pirée, où toutes les populations se mêlent et où advient la rencontre entre Basil et Zorba, est exactement le contexte du rebetiko. Zorba est colporteur ; il est LE colporteur de la fresque sociale que nous allons découvrir. Il est là avec sa fougue et son santouri (10). Il fera par la suite exploser son émotion en dansant seul le Zeibekiko bientôt rejoint par les travailleurs de la mine dans un Serviko, pour fusionner, à la dernière scène sur la plage avec Basil : c’est le moment du dérèglement de tous les sens, le paroxysme du kèfi, l’éclosion du sirtaki.

Le film montre en filigrane musicale et kinesthésique une Crète pas beaucoup plus évoluée en 1964 qu’au 19ème siècle - à la différence fondamentale qu’elle s’est libérée du joug turc. La fresque est cruellement réaliste avec ses bravades, peines de cœur, convoitises, passions, élans xénophobes. Ce sont les vices humains exprimés dans le genre rebetika.

L’émigration - dont Basil, étranger à sa terre d’origine, est le produit policé et Zorba le produit brut - est la réalité de presque tous les Grecs impliqués dans la réalisation du film. Le parcours de Basil est le parcours formatif de Cacoyannis lui-même. Theodorakis, de souche crétoise, a transité par les Enfers, s’est expatrié, est revenu cent fois vers le ventre primitif. Quant à Kazantzakis (11) d’Héraklion, il a pu échapper dans sa petite enfance, grâce à l’émigration de ses parents, aux révoltes visant à bouter les Turcs hors de Crète.

Zorba est un de ces colporteurs des bas-fonds qui dansent le rebetiko. Il est fourbe, mais généreux ; bienveillant et sauveur, protecteur et justicier. Il a participé à la libération de la Crète (1896), ce qui est chronologiquement improbable - puisqu’il est supposé avoir 65 ans dans le film - mais symboliquement, de la plus haute importance. Son engagement contre l’ennemi turc en fait un héros pour la grécité. Il protège la veuve, tente de faire les intérêts du patron. Artiste qui joue du santouri, il a la folie nécessaire pour être libre. Il semble primitif dans son caractère chtonien - ce n’est assurément pas un marin – et se jette à terre pour prendre à la terre son énergie. Oui, la terre, Gaia, Rhéa, Déméter, Perséphone… la Grande Mère.... Zorba se jette sur une terre foulée par la danse et la musique depuis le quatrième millénaire avant notre ère. À bien y réfléchir, son adoration des femmes/icônes nous rappelle son voisin d’odyssée, dont le prénom commence par un Z comme lui… ce Zeus… vous savez, “le maître de l’Ida (12)” !

Quoi que d’aucuns en disent, Zorba le Grec n’est pas une carte postale. C’est une encyclopédie.

Hélène Eftimakis

Cinefil N° 48 - Mai / Juin 2016

 Notes :
1 - Kèfi : la bonne humeur – voir E. Papataxiarchis, 1994
2 – Presqu’île située au nord de La Canée. Le lieu de tournage est Stavros et sa plage
3 - Manos Hadjidakis (Xanthe 1925- Athènes 1994)
4 - Mikis Theodorakis (Chios 1925)
5 - https://www.youtube.com/watch?v=P07KLAOzjZI
6 - Raftis Alkis, Président du théâtre-compagnie national Dora Stratou à Athènes - Président du Conseil International de la Danse auprès de l'UNESCO à Paris
7 - Kafenion : café, taverne
8 - Voir un Zeibekiko dansé par le chorégraphe de Zorba le Grec, Giorgos Proviàs https://www.youtube.com/watch?v=t2SqqCO5IYY#t=47
9 - Danseur, acteur et chorégraphe grec
10 -Santouri : instrument à 115 cordes qui sont jouées frappées
11 - Nikos Kazantzakis (Héraklion 1883- Fribourg-en-Brisgau 1957)
12 -Le Mont Ida, point culminant de la Crète, renferme l’abri mythologique de Zeus, apporté par sa mère Rhéa pour échapper à l’anthropophagie de son père Chronos (à ne pas confondre avec Kronos)…