Le 19 mai dernier, disparaissait Alexandre Astruc. Les hommages furent discrets. Et pourtant l'expression qu'il forgea en 1948 est une des plus célèbres de l'histoire du cinéma : la « caméra-stylo ». Peut-être est-il bon aujourd'hui de revenir sur cette expression, son auteur, son époque. Nous sommes en 1948, Alexandre Astruc a vingt-cinq ans. Il écrit pour Combat, côtoie Sartre, se passionne pour la philosophie (il co-réalise, avec Michel Contat, en 1977 Sartre par lui-même). Mais il appartient à cette génération de spectateurs qui découvre le cinéma dans les années 30 et plus précisément en 1936 : « j'ai vu tous les films du Front Populaire en 1936 » confie-t-il dans un livre d'entretiens à Noël Simsolo.

Son expérience de spectateur est déterminante. Il met à distance l'identification au personnage principal pour s'identifier au metteur en scène. « C'est quand j'ai vu Quai des brumes de Marcel Carné, au lieu de m'identifier à Jean Gabin comme la plupart des spectateurs, je me suis identifié au metteur en scène. Sans le savoir, j'ai alors abordé le cinéma du point de vue de la mise en scène et c'est ce qui a déterminé ma décision de faire des films. » Mais avant d'être cinéaste, ce point de vue le conduit à penser avec une grande acuité et beaucoup d'avance la transformation du cinéma dans l'après-guerre. Comme beaucoup d'autres, Welles, Mizoguchi et Rossellini le bouleversent. Et c'est en 1948, dans L'Écran Français, qu'il publie un article voué au succès : « Naissance d'une nouvelle avant-garde : la caméra-stylo. »

Le contexte est celui à la fois d'une société qui devient passionnément cinéphile et d'un monde intellectuel, qui face au cinéma, reconduit ses querelles idéologiques. L'Écran Français voit s'affronter défenseurs de la production nationale, défenseurs du cinéma soviétique ou des productions hollywoodiennes. Tous irréconciliables. Astruc propose une réflexion plus globale. D'abord il fait du cinéma un langage : « c'est-à-dire une forme dans laquelle et par laquelle un artiste peut exprimer sa pensée, aussi abstraite soit-elle, ou traduire ses obsessions exactement comme il en est aujourd'hui de l'essai ou du roman. » Cette affirmation est nouvelle. Elle vise à placer la représentation cinématographique sous l'autorité d'un auteur et faire des moyens de cette représentation des outils de langage. Le cinéaste devient l'analogue de l'écrivain. Bien sûr, André Bazin n'est pas loin non plus. Mais la question de Bazin sur le cinéma est davantage tournée vers la relation entre le cinéma et le réel. Dans « L'ontologie de l'image photographique », paru en 1945, Bazin avait affirmé que le cinéma était un langage. Astruc, plus concret, se demande comment on utilise ce langage. Sa réponse est une comparaison : comme un stylo.

La « caméra-stylo » inaugure une nouvelle époque du cinéma. Le but avoué par Astruc est d'arracher le cinéma « à la tyrannie du visuel ». Auparavant le cinéma n'était que spectacle, désormais il est art. Il s'agit de faire du cinéma un art aux capacités d'expression analogues à celles de la littérature. Pour Astruc, le cinéma a été cantonné au « petit domaine du réalisme et du fantastique social qu'on lui a accordé aux confins du roman populaire. » Il déclare que désormais : « Aucun domaine ne doit lui être interdit. La méditation la plus dépouillée, un point de vue sur la condition humaine, la psychologie, la métaphysique, les idées, les passions sont très précisément de son ressort. » Pour terminer : « Il y aura des cinémas comme il y a aujourd'hui des littératures, car le cinéma comme la littérature avant d'être un art particulier, est un langage qui peut exprimer n'importe quel secteur de la pensée. »

Ce que constate Astruc dans le cinéma d'après-guerre, c'est son dynamisme, sa recherche de mouvement. La comparaison avec le stylo est importante à plus d'un titre. Elle fait, d'abord, du cinéaste un auteur. Et l'on reconnaît là la préfiguration de « la politique des auteurs » qu'une décennie plus tard Les Cahiers du cinéma mettront à l'honneur pour distinguer les artistes des faiseurs. Godard dira d'Astruc qu'il fut « le tonton de la Nouvelle Vague. » On voit aussi que par cette image, le spectateur est invité à voir le film en le rapportant à l'œuvre d'un auteur. L'œuvre d'un cinéaste a donc une cohérence d'intentions que le spectateur attentif peut retrouver.

Mais la comparaison avec la littérature est particulièrement française. Elle touche à l'écriture du récit et à l'idée que le cinéma, comme le roman, développe un récit. Astruc propose de voir le cinéma comme un récit littéraire. De cette façon l'avancée du récit, son dynamisme, le mouvement qu'il développe expriment des valeurs, des idées. Il reprend les caractéristiques de la lecture littéraire pour l'appliquer au cinéma. « Toute pensée, comme tout sentiment, est un rapport entre un être humain et un autre être humain ou certains objets qui font partie de son univers. C'est en explicitant ces rapports, en en dessinant la trace tangible, que le cinéma peut se faire véritablement le lieu d'expression d'une pensée. » Cela aurait aussi un écho très fort en France dans la querelle que mènera notamment et surtout François Truffaut, dix ans plus tard contre le cinéma français des années 50.

Et enfin le lien privilégié avec la littérature se fait par l'adaptation. Astruc fera son premier film en 1952 en adaptant Barbey d'Aurevilly, Le Rideau cramoisi. Puis ensuite viendront des adaptations de Maupassant et Flaubert. Son dernier film en 1967, La Longue marche, qu'il serait intéressant de revoir, raconte un épisode sombre de la Résistance dans les Cévennes et le Vercors. Ensuite il se consacre à la télévision. Des téléfilms et des émissions littéraires et cinématographiques.

Astruc a eu l'intuition très tôt que le cinéma approfondissait son langage et qu'il fallait trouver les mots pour en rendre compte. L'exigence qu'il prête aux films des années 40, à Welles, Mizoguchi, Rossellini, Bresson, Lang et d'autres, il la réclame aussi du spectateur. S'il déclare que Descartes aujourd'hui « écrirait son Discours de la méthode en film », il faut donc que le spectateur soit un lecteur aguerri.

Laurent Givelet

Cinefil N° 49 - Octobre 2016

Lire :
Alexandre Astruc Le Plaisir en toutes choses – entretiens avec Noël Simsolo, 2015
Alexandre Astruc Du stylo à la caméra et de la caméra au stylo, 1992
Alexandre Astruc Le montreur d'ombre – Mémoires, 1999