Marcello Mastroianni nous a quittés il y a vingt ans. Mais sa présence reste toujours actuelle. Ainsi son visage derrière des lunettes noires faisait-il l'affiche du festival de Cannes en 2014. Il garde l'image du Latin lover que lui conféra son rôle dans La Dolce Vita de Fellini en 1960 et l'on peut penser que, toute sa vie il voulut s'en défaire et que, plus il faisait d'efforts, plus cela renforçait cette image dont il ne voulait pas. Un jour qu'il était en tournage pour Casanova 70 de Mario Monicelli, à Paris, harcelé par les journalistes, il leur répondit qu'il était impuissant. Il raconte avoir vu dans leurs yeux l'éclat de la confirmation qu'il était un séducteur irrésistible. Dès lors, il rendit les armes.

Cependant, sa filmographie trouve là une possibilité d'organisation. Avant 1960, Mastroianni tourne depuis dix ans mais il est d'abord un acteur de théâtre, jouant dans la troupe de Visconti, et considère le cinéma comme secondaire. En 1950, il est un agent de la circulation dans Dimanche d'août de Luciano Emmer. Tandis que tous les Romains vont à la plage d'Ostie pendant le week-end du quinze août, lui, reste seul à faire la circulation dans des rues vides.

Ce rôle d'homme banal et gentil, en marge mais sympathique, trop bon pour être pleinement victime et pas assez rebelle pour remettre en cause l'ordre établi, va constituer bon nombre de ses personnages. Ainsi en 1955, dans Dommage que tu sois une canaille, il joue avec Sophia Loren. Il est un chauffeur de taxi à qui on tente de voler sa voiture, son outil de travail. Il s'entête à poursuivre ceux qui ne parvinrent pas à la dérober, voulant faire régner la justice alors qu'il n'y eut pas de vol. Sophia Loren joue avec ses sentiments, protégeant les voleurs, séduisant le garçon qui finalement cède. Il est séduit plus que séducteur, celui qu'on va chercher plus que celui qui entreprend. En 1956, dans Le Bigame, il est un honnête représentant de commerce qu'une femme accuse à tort d'être bigame. En 1959, dans La Loi de Jules Dassin, il est l'étranger dont l'arrivée dans le village va éveiller la convoitise de Gina Lollobrigida qui voit là l'occasion de fuir ses prétendants. En 1958, dans Le Pigeon de Monicelli, il est Tiberio, un photographe que sa femme, en prison, a laissé avec un bébé vagissant sur les bras.

Mastroianni est un acteur populaire, représentant un peu monsieur tout le monde, jouant dans des comédies mais aussi dans des films historiques ou des mélodrames. Il est ce personnage de second plan que les hasards de l'existence projettent au premier plan. Et c'est ce qui lui arrive en 1960 avec La Dolce Vita.

Immédiatement après le film de Fellini, il joue, avec Claudia Cardinale, sous la direction de Bolognini, Le Bel Antonio. Il veut briser à toute vitesse son image de Latin lover en interprétant un homme séduisant, reculant la perspective du mariage mais y cédant pour plaire à son père. Le mariage non consommé inquiète, l'absence de descendant conduit le père à demander l'annulation, faisant porter la faute sur l'épouse alors que l'époux révèle son impuissance à son cousin. Le film montre la Sicile machiste dans laquelle l'homme doit tenir son rang.

Ce drame scénarisé par Pasolini obtient le Léopard d'or à Locarno mais Mastroianni reste le même séducteur adulé. Toute la filmographie de la décennie 60 peut se lire comme la tentative répétée de rompre avec cette image. Il cherche des réalisateurs “froids” comme Antonioni, en 1961 ; il joue avec Jeanne Moreau, dans La Nuit, un couple marqué par l'ennui et le désarroi. En 1961 toujours, il joue pour Elio Petri dans L'Assassin, une intrigue kafkaïenne dans laquelle il se laisse accuser d'un meurtre qu'il n'a pas commis. En 1962, sous la direction de Zurlini il joue, dans Journal intime, un frère apprenant la mort de son cadet (Jacques Perrin) et se souvenant de leur vie. Il est le professeur auprès des ouvriers turinois de 1905 en grève dans Les Camarades de Monicelli (1963), Meursault dans L'Etranger de Visconti adapté de Camus en 1967, ou un réalisateur dépressif dans Huit et demi de Fellini en 1963. Rien n'y fait. Alors il tourne en dérision son image. Dès 1965, il est un Casanova, dans Casanova 70 de Monicelli, sous les traits d'un général de l'OTAN ne résistant à aucune femme. Il sert une critique violente de la société italienne, mais ne fait pas oublier le Latin lover qu'il veut effacer. En 1970, il sera le prêtre sur lequel Sophia Loren jette son dévolu dans La Femme du prêtre de Dino Risi ; en 1973, il sera le moniteur d'auto-école «enceint » dans L'Evénement le plus important depuis que l'homme a marché sur la lune de Jacques Demy, où il joue avec Catherine Deneuve ; il est l'écrivain homosexuel persécuté par le fascisme dans Une journée particulière de Scola en 1977.

Jouant tous les rôles, même les plus improbables, pour fuir l'image de séducteur, quand arrive la soixantaine, il liquide la question : en 1980, dans La Cité des femmes de Fellini, il joue Snaporaz assistant à une sorte de congrès féministe qui mit la critique de l'époque en colère (« film ridé avant d'être vieux » dira-t-elle), et en 1982, il est le Casanova qu'on n'attendait plus, mais vieilli, ballotté par l'histoire, soucieux de son maquillage comme un vieil acteur dans La Nuit de Varennes de Scola. Désormais le cinéma lui sert à voyager, avec le Grec Angelopoulos dans L'Apiculteur en 1986 et dans Le Pas suspendu de la cigogne en 1991, avec le Russe Mikhalkov dans Les Yeux noirs en 1987, et déjà en 1970 avec John Borman dans Leo the Last. Son dernier film, il le tournera au Portugal dans Voyage au début du monde en interprétant le rôle du réalisateur.

Parce qu'à la différence d'Alberto Sordi ou de Vittorio Gassman, il avait un physique et un jeu moins connotés, moins fixés dès le départ, il fut aimé pour ce que le public projetait sur lui plus que pour ce qu'il donnait. Il put se fondre dans tous les rôles sans que ceux-ci ne le cantonnent à un registre défini. Il représenta ce que le public aimait imaginer sous le nom d'Italien.

Laurent Givelet

Cinefil N° 51 - Janvier 2017