« Le cinéma, art du double est déjà le passage du monde du réel au monde de l’imaginaire, et l’ethnographie, science des systèmes de la pensée des autres est une traversée permanente d’un univers conceptuel à un autre, gymnastique acrobatique où perdre pied est le moindre des risques. » (1981).

Jean Rouch

L’année 2017 est celle du centenaire de la naissance de Jean Rouch (1917-2004). A cette occasion, la Fondation Jean Rouch organise en France, mais aussi en Afrique, de nombreuses manifestations, projections de films, rencontres et expositions. La Cinémathèque de Tours a programmé trois de ses films que vous avez pu voir fin novembre et début décembre. Mais ces films ne représentent qu’un aspect des travaux effectués par Jean Rouch au Niger, en Côte d’Ivoire et autres régions d’Afrique.

Revenons sur la période de son parcours qui a marqué le cinéma ethnographique et le cinéma tout court.

Ethnologue ou cinéaste ? Jean Rouch, de par sa formation, était avant tout un ethnologue qui a utilisé les images (et le cinéma) plutôt que le verbe, comme moyen de connaissance et de représentation de la réalité. Aux débuts du cinéma, les premiers documentaristes ont ramené beaucoup d’images de leurs voyages. Mais ces images avaient le handicap d’être muettes.

Dans les décennies qui ont suivi, des cinéastes, plus soucieux de véracité dans les documentaires, comme Robert J. Flaherty, ont su exprimer beaucoup avec les seules images, en associant à la donnée brute de la réalité, la « mise en scène » de certaines situations et évènements et d’autres, comme Dziga Vertov et Walter Ruttmann se sont évertués à créer une illusion de « son » avec des images suggestives et un montage très rapide. Tous les documentaires, comme les « docu-fictions » ou les reconstitutions de pratiques abandonnées, contiennent une part de « mise en scène », sans que cela retire toute valeur aux témoignages qu’ils représentent.

Dans un article paru dans la revue Communication en novembre 2006 (La mise en scène de la parole dans le cinéma ethnographique) Jean Arlaud analyse le contexte de l’époque en matière d’ethnographie : « Parallèlement, un cinéma ethnographique existait déjà qui ne s’encombrait pas des mêmes exigences. Des images muettes étaient tournées dans des contrées lointaines et il suffisait aux ethnologues ou aux explorateurs, à partir du moment où les projections ont pu être sonores, de les accompagner d’un commentaire distancié qui manifestait le savoir entendu de l’expert. Les Noirs, les Indiens, les Inuits étaient parlés : ils étaient l’objet d’un point de vue émanant du monde des Blancs. On ne peut que s’étonner qu’un ethnologue de l’envergure de Marcel Griaule (Jean Rouch fut d’ailleurs son élève à l’Institut d’Ethnologie) ait pu sacrifier à ce type de procédure ».

Mais au début des années 50, le Comité du film ethnographique nouvellement créé, confronté aux interrogations des nouvelles générations d’ethnologues, a initié une démarche visant à restituer la parole au sujet filmé. Cependant ce projet se heurtait à une difficulté majeure : l’enregistrement de la parole avec les outils techniques utilisés à l’époque lors du tournage des documentaires (les caméras Bell & Howell de l’armée américaine) n’était pas possible.

C’est là, que Jean Rouch, avec ses premiers films (Jaguar et Moi un noir) a su trouver une manière originale de donner la parole à ses personnages : solliciter les acteurs (tous non professionnels) en leur projetant le film tout en enregistrant leurs commentaires. Pratique qui a transformé le cinéma ethnologique et par la même occasion quelques années plus tard, le cinéma de fiction avec les réalisateurs de la « Nouvelle Vague ».

Donnons la parole à Jean Rouch lui-même à propos de ces deux films :

« Moi, un noir » film sorti en 1959 :

« Chaque jour des jeunes gens semblables aux personnages de ce film arrivent dans les villes d’Afrique. Ils ont abandonné l’école ou le champ familial pour essayer d’entrer dans un monde moderne.

Ils ne savent rien faire et tout faire. Ils sont l’une des maladies des villes africaines : la jeunesse sans emploi. Cette jeunesse coincée entre la tradition et le machinisme, entre l’islam et l’alcool n’a pas renoncé à ses croyances mais se voue aux idoles modernes de la boxe et du cinéma.

Pendant six mois j’ai suivi un petit groupe de jeunes immigrés nigériens à Treichville, faubourg d’Abidjan. Je leur ai proposé de faire un film où ils joueraient leur propre rôle, où ils auraient le droit de tout faire et de tout dire. C’est ainsi que nous avons improvisé ce film ». (Voix off de Jean Rouch).

« Avec ce film, pour la première fois, la parole noire entrait en écho avec les situations tournées en images muettes » (Jean Arlaud).

« Jaguar » film tourné en 1954 mais sonorisé plus tard :

« Jaguar n’est pas l’animal mais la voiture, qui à cette époque, était la plus prestigieuse en Gold Coast, plus que la Rolls Royce. Cela désignait en même temps un jeune homme à la mode. C’est à ce moment là que j’ai rêvé de tourner en son synchrone. C’était déjà l’idée de pouvoir improviser le dialogue directement au tournage : de faire du cinéma direct. Le film est resté longtemps à dormir. Lorsque j’ai réalisé la suite de Jaguar, Petit à petit, Braunberger a décidé d’enchaîner, étant donné le succès de presse qu’il avait reçu, et de passer Jaguar tout de suite après. Le film, en fait a été terminé en 1970, près de quinze ans après son tournage. Jaguar, c’était mon premier long métrage, mon premier film de fiction et il m’a marqué à jamais. Tous les films que je fais maintenant, c’est toujours Jaguar. » 1981.

Ces premiers essais n’avaient cependant pas résolu le problème fondamental de la prise en direct de la parole (le son synchrone). « Le chantier expérimental de cette nouvelle écriture, qui avait pour but de faire la part belle au son, date du tournage de Chronique d’un été (1960). Cette expérience inaugurale associait des réalisateurs, Edgar Morin et Jean Rouch, et deux ingénieurs : l’un pour la caméra, André Coutant, et l’autre pour le magnétophone, Stephan Kudelski. Ce film a le mérite de nous donner à voir le cheminement balbutiant de l’entreprise… La fin met en scène une séquence de confrontation entre les personnages du film et les réalisateurs. Au final, les apprentis sorciers, Edgar Morin et Jean Rouch, déambulent dans les couloirs du musée de l’Homme et s’interrogent, inquiets, sur la nature de cet objet bizarre fait de sons synchrones et d’images qu’ils ont fabriqué » (Jean Arlaud).

Cette expérience, suivie par d’autres, n’a pas manqué de générer des vocations, en France avec Chris Marker (et la Nouvelle Vague), mais aussi aux Etats-Unis avec Richard Leacock et au Québec avec Pierre Perrault et Michel Brault (opérateur sur le tournage de Chroniques d’un été) et transformé la représentation du monde avec tous les documentaires tournés depuis.

Sources :
- Découvrir les films de Jean Rouch (collecte d’archives, inventaire et partage) – CNC.
- Extraits d’un article de Jean Arlaud paru dans la revue Communications (N° 80/2006) – Seuil.

Paul Neilz

Cinefil N° 55 - Décembre 2017

Profitons du moment pour rappeler le cycle « Cinéastes voyageurs » consacré au cinéma documentaire à la Médiathèque François Mitterrand avec :
- Lettre de Sibérie (1957) de Chris Marker le 19 février 2018 ;
- Calcutta (1969) de Louis Malle le 23 mars 2018 ;
- Pour la suite du monde (1962) de Pierre Perrault le 13 avril 2018.