Le 23 mai 2017, Arte diffusait Elle s'appelle Alice Guy, un documentaire consacré à celle qui, pionnière du cinéma en France puis aux États-Unis, demeure injustement dans l'oubli.

Une jeune fille audacieuse

Née en banlieue parisienne en juillet 1873, Alice Guy est aussitôt confiée à ses grands-parents. Sa mère retourne alors au Chili où elle vit avec son mari et leur quatre autres enfants. Alice ne fait leur connaissance, à Santiago, qu'à l'âge de quatre ans puis revient assez vite en France pour ses études. Mais son père meurt prématurément alors que son affaire (une chaîne de librairies qu'il a créée) a périclité. Alice s'installe à Paris avec sa mère en 1890. Elle y trouve du travail et apprend en outre la sténodactylographie.

En mars 1895, cette spécialité encore rare lui permet d'être engagée comme secrétaire au Comptoir Général de la Photographie qui commercialise des appareils photo. Léon Gaumont, fondé de pouvoir du patron, est chargé de la recevoir. Comme il s'inquiète du jeune âge d'Alice, que de lourdes responsabilités attendent, elle lui rétorque « C'est une maladie qui me passera très vite, Monsieur » : cet esprit d'à-propos le séduit et le décide. En effet Alice, à 22 ans, est dotée d'un caractère bien trempé : audacieuse, elle est également enthousiaste, déterminée, pleine de fantaisie et va vite montrer un certain sens des affaires. Curieuse des avancées technologiques, elle apprend la photographie avec le photographe avant-gardiste Frédéric Dillaye qui l'initie aux développement, au doublage, à la surimpression et aux trucages. Elle s'intéresse aussi aux expériences sur les photographies par rayon X.

Et Léon Gaumont, que fait-il dans l'histoire ?

Début 1895, Léon Gaumont a toute la confiance de Max Richard, propriétaire du Comptoir Général de la Photographie. Il en reprend du reste l'affaire, avec trois autres investisseurs, dont Gustave Eiffel : la société L. Gaumont et Cie voit le jour en août. Novateur, Léon Gaumont s'intéresse de près aux techniques de prise de vue qui ne cessent d'éclore : chronophotographe, phonoscope, chronophone, caméra-projecteur, autant d'inventions dont il rachète la licence d'exploitation car la concurrence est rude. Mais, pour démontrer à l'acheteur ou au loueur les performances de ces appareils, il faut des films impressionnés. Et le maigre catalogue ne propose longtemps que des vues photographiques animées dans un premier temps, puis des documentaires de quelques minutes sur l'actualité, des défilés militaires ou des extraits de spectacles.

La naissance d'une passion

Et c'est là qu'intervient la fée Alice ! À peine embauchée, elle a assisté le 22 mars avec Léon Gaumont à la première projection privée des frères Lumière à la Société d'encouragement pour l'industrie nationale. Aussitôt, elle est prise de passion pour le cinématographe balbutiant. Elle a vite l'idée, pour étoffer le catalogue, de tourner de courtes saynètes de fiction : son patron lui en accorde la permission à condition que cela n'empiète pas sur son travail de bureau. Elle date sa première réalisation, La Fée aux choux, de 1896, soit à peu près en même temps qu' Une partie de cartes de Méliès (1896) et très peu après L'arroseur arrosé de Louis Lumière, montré pour la 1e fois le 21 septembre 1895 à La Ciotat et le 28 décembre suivant à Paris.

Cette petite histoire de 51 secondes, espiègle et naïve, a porté divers noms : La naissance des enfants (1900), Sage-femme de 1ere classe (1903). Sa date est laborieusement et confusément contestée par certains spécialistes : attribuer ou pas à Alice Guy la maternité du premier film de fiction au décor relativement élaboré ? Sans entrer dans ce débat, nul ne peut dénier à la jeune femme le titre de première réalisatrice du cinéma international.

À partir de 1900, elle fait preuve d'une grande fécondité dans sa production, les titres s'enchaînent, les expérimentations aussi, parfois inspirées de ses concurrents : tournages en décors naturels, trucage, film à l'envers, surimpression, fondu, ralenti ou accéléré. Une partie des 200 titres que lui attribue son biographe Victor Bachy sont également contestés, car la documentation d'époque est incomplète et dispersée, les réalisations ne sont pas nommément attribuées et beaucoup ont disparu. Mais pour les historiens, il est indubitable que “Mademoiselle Alice” a été l'unique réalisatrice de Gaumont de 1896 jusqu'à l'automne 1905. « Toute la production lui est donc attribuable, sauf les bandes d'actualités et documentaires », admet Francis Lacassin en 1976. Y sont comprises une centaine de phonoscènes, films sonores réalisés grâce au chronophone de Georges Demenÿ dont Gaumont a acheté la licence. Á partir de cette époque, elle recrute et forme successivement comme assistants Victorin Jasset, Louis Feuillade, Etienne Arnaud, Roméo Bosetti : responsable sinon auteur de toute la production, elle en est la “patronne” jusqu'à son mariage en 1907. Elle sait donc s'entourer des meilleurs pour la réalisation, mais aussi pour les décors, faisant appel à Marcel Jambon, décorateur de l'Opéra, ou à Henri Ménessier. Les saynètes du début évoluent jusqu'à devenir de vrais courts métrages. Les genres en sont divers : scènes comiques, ballets, sujets historiques, péplum. En 1906, la mise en scène de La Vie et la passion de N. S. Jésus-Christ consacre son talent. Avec l'assistance de Victorin Jasset et des décors de Ménessier naît le premier film à grand spectacle en 35 minutes et 25 tableaux. Elle y dirige trois cents figurants, travaille la lumière et les actions secondaires qui donnent vie et consistance à ce sujet sensible, en pleine période de séparation des Églises et de l'État.

Simultanément, la maison Gaumont a connu un essor considérable et rivalise avec les plus grands. La cité Elgé (initiales de Léon Gaumont) a vu le jour sur plusieurs hectares près des Buttes-Chaumont : gigantesque studio, magasin de décors, imprimerie, ateliers de mécanique, de coloriage des pellicules, de décors.

Or, le 6 mars 1907, Alice Guy épouse Herbert Blaché-Bolton, opérateur à l'agence Gaumont de Londres et son cadet de neuf ans. Léon Gaumont envoie presqu'aussitôt le couple aux États-Unis, où Herbert est chargé de promouvoir l'invendable chronophone. Alice insiste pour que Louis Feuillade lui succède comme directeur artistique.

À la conquête de l'Amérique

La diffusion du chronophone s'avère peu concluante. De Cleveland, Alice et Herbert gagnent Flushing, près de New-York, où Gaumont confie à Herbert la direction d'un studio et d'une usine destinés aux prises de vues de chronophones. Une fille, Simone, naît en 1908, puis un fils, Reginald, en 1910. Mais l'effervescence des plateaux manque à Alice. En septembre 1910, sûre de son « expérience dans les affaires tournant autour de l'image », elle fonde la Solax Company. Son savoir-faire est, en effet, très en avance sur les “vues” filmées outre Atlantique où les acteurs pratiquent encore la pantomime : elle forme les siens au Be Natural, bouleversant ainsi à jamais la manière d'interpréter les rôles. Elle les pousse aussi à réaliser des cascades, à manier le lasso ou à jouer avec des animaux sauvages et n'hésite pas à faire exploser un vrai bateau au lieu d'un modèle réduit. Aussi sa réussite est-elle rapide et en 1912, la compagnie peut s'installer à Fort Lee (la première capitale du cinéma américain) et Solax devient l'une des plus grandes maisons de production des États-Unis : Alice Guy-Blaché est une célébrité. Avec un immense succès, elle tourne des mélodrames, des westerns, des films sur des sujets de société (peine de mort, démocratie, pauvreté, traite des blanches). Elle s'intéresse enfin aux problèmes ethniques dans A Fool and His Money, le premier film joué uniquement par des acteurs afro-américains. En 1912, elle est la femme la mieux payée des États-Unis, avec 25 000 dollars de salaire mensuel. Son mari et elle travaillent en étroite collaboration, mais dès que le contrat d'Herbert avec Gaumont arrive à échéance (1913), elle le nomme président de la Solax et lui en abandonne les rênes. En 1917, Alice produit et tourne pour d'autres compagnies indépendantes, puis met ses talents de réalisatrice à leur service sur des scénarios imposés.

Mais cette brillante réussite connaît des revers à partir de 1918 : le cinéma, devenu une grande industrie, a migré à Hollywood où son mari part s'installer avec une actrice. Dévastée par leur divorce, Alice est de plus contrainte de vendre son studio, car la mauvaise gestion d'Herbert les a endettés.

Une quête de près d'un demi-siècle

Lorsqu'en 1922, ruinée, elle regagne la France avec ses deux enfants, elle est totalement oubliée et ne parvient pas à se refaire une place dans le monde du cinéma. Non seulement elle ne tournera plus jamais, mais encore elle passera le reste de sa longue vie à tenter de retrouver ses bobines, en France comme en Amérique. De sa colossale production, elle ne récupèrera que trois films ! Pour vivre, elle écrit des contes pour enfants et donne des conférences dans diverses universités ou lors de rencontre cinématographiques. Lorsque sa fille trouve un emploi à l'ambassade américaine, elle la suit dans ses déplacements à travers le monde. À 80 ans, enfin, elle entreprend la rédaction de ses mémoires qui ne paraîtront qu'en 1976, après sa mort.

Alice Guy meurt aux États-Unis en 1968, à près de 95 ans : elle a alors totalement perdu la mémoire et a tout oublié du cinéma.

Une amnésie collective

Á l'époque où elle travaillait pour la Gaumont, Alice Guy a reçu plusieurs récompenses : diplôme de collaboratrice (1900), médaille d'or aux expositions universelles de 1904, 1905 et 1906, Palmes académiques (1907).

En 1957, de son vivant donc, La Cinémathèque lui rend hommage et en 1958, elle est décorée de la Légion d'honneur.

Depuis, le festival de Loulé (Portugal, 2000) et le festival Lumière à Lyon (2012) lui ont rendu hommage en projetant ses films. Le Festival international des films de femmes la met régulièrement à l'honneur avec rétrospectives, diffusions de films, ciné-concerts et master-class. Plusieurs expositions lui ont été consacrées : à Créteil (1994), au palais de l'Unesco (2008), au musée d'Orsay (2011 et 2015), au Cent-Quatre-Paris (2015). Par ailleurs, des documentaires, des livres, une bande dessinée, des articles de périodiques, des sites Internet perpétuent sa mémoire.

Alice Guy a donc bien existé, n'en déplaise à certains. À une époque où la France était la 1ère nation du cinéma, elle a accompli une œuvre colossale et féconde. Il en reste assez de traces, on dispose de suffisamment de témoignages pour affirmer que cette pionnière mérite du 7e art une réelle reconnaissance. Elle lui a en effet voué sa vie et l'a, selon ses propres termes, « aidé à venir au monde ». Et ceci, dès La Fée aux choux...

Marie Françoise Mercier

Cinefil N° 55 - Décembre 2017

Sources :
- Auteurs consultés sur Alice Guy : Victor Blachy, Alice Guy, Maurice Gianati et Laurent Manoni, Sandrine Beau et Cléo Germain.
- Divers sites internet, dont wikipédia et tv5monde.