De l’ancien slave, "nosufur-atu", du grec "nosophoros", Nosferatu désigne, littéralement, "celui qui apporte la peste". C’est aussi le titre d’un film muet réalisé en 1922 par Friedrich Wilhelm Murnau, adaptation fidèle du roman de Bram Stoker, Dracula, paru 25 ans plus tôt et dont Werner Herzog fera un remake, 57 ans plus tard.

Alors, pourquoi, non pas Dracula, mais Nosferatu ? La Prana Film qui produit le film, ne dispose pas de grands moyens financiers et n’a pas acquitté les droits d’auteur. Entre 1922 et 1925, la veuve de Bram Stoker intente plusieurs procès contre la Prana Film pour défendre ses droits sur l’œuvre de son mari et elle exige à chaque fois la destruction des négatifs ! Á la mort de la veuve en 1937, réapparaissent en Allemagne, aux États-Unis et en Angleterre, des copies cachées qui ont heureusement sauvé le film de la destruction ! C’est la raison pour laquelle Murnau avait apporté quelques modifications à l’œuvre originale du romancier anglais. Les noms des personnages ont été changés : ainsi Dracula est devenu le Comte Orlok. L’histoire commence, non pas à Londres mais dans la ville imaginaire de Wisborg. Ces modifications n’avaient pas suffi à calmer la vindicte de la veuve de Bram Stoker, qui s’est acharnée contre le film ! Le tournage de celui-ci commence en 1921 en décors réels, ce qui est une grande originalité par rapport aux autres réalisations de cette époque, dans la ville de Wismar et Lübeck, puis se poursuit en Slovaquie, dans les Carpates. On doit le décor du film et les costumes au coproducteur, Albin Grau, qui était un passionné d’hermétisme et d’occultisme, d’où l’atmosphère si particulière dans laquelle baigne tout le film. Et en 1929, lors d’une ressortie parisienne du film à partir d’une copie ″sauvée″, les Surréalistes se délectent d’une phrase d’un carton : « Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre », qui est la traduction poétique, faite par un auteur inconnu, d’une phrase allemande totalement dénuée de poésie ! Certains ont vu dans cette petite phrase une métaphore du cinéma.

Une allégorie métaphysique

Le film de Murnau est un chef d’œuvre de l’expressionnisme allemand et l’une des plus grandes réussites du cinéma fantastique. On peut le lire comme une allégorie métaphysique mettant en scène l’affrontement violent entre les forces de vie et les forces de mort, les forces de mort cherchant toujours à aspirer les forces de vie, sans que Murnau n’ait jamais recours à un manichéisme facile. Il faut le sacrifice d’une jeune fille pour que le vampire, celui qui n’est pas mort et se nourrit de la mort, meure à son tour, pour que l’univers retrouve son équilibre et que les rats porteurs de peste disparaissent. La forme et le fond sont indissociables dans le film de Murnau et constituent une symbiose parfaite. D’abord, le film baigne dans une variété de décors réels qui saisissent d’effroi le spectateur, que ce soient les scènes filmées dans les paysages des Carpates, dans l’auberge, dans le château du vampire, lors du voyage en mer ou dans le port de Wisborg où accoste le bateau de Nosferatu. Le jeu très expressionniste de Max Schreck, acteur à la silhouette arachnéenne, à la carrure étriquée et aux dents de carnassier, qui incarne le monstre, contribue à créer, à chacune de ses apparitions, un climat d’angoisse insoutenable. Et au jeu très théâtral mais en même temps très maîtrisé de Max Schreck, s’ajoutent le traitement de la lumière, avec les contre-jours, les jeux d’ombre et de lumière, l’ombre démesurément agrandie du vampire qui gravit l’escalier qui le mène à sa proie, et aussi l’utilisation angoissante du hors champ. Mais il faut voir le film pour découvrir la variété et l’efficacité des procédés utilisés par Murnau en 1922. Parmi les scènes inoubliables figure la mort du vampire, filmée en deux plans : Nosferatu passe devant la fenêtre, se retourne, comprend qu’il va mourir et disparaît du plan. La version française est en noir et blanc alors que la version allemande est généralement teintée, conformément aux indications de Murnau qui avait utilisé des filtres de couleur : jaune pour le jour et la lumière, vert/bleu pour la nuit et rose pour le lever et le coucher du soleil. En 2005, la numérisation complète du film est confiée au laboratoire L'immagine ritrovata de Bologne. La base principale de cette ultime restauration est la copie nitrate avec intertitres français de 1922 conservée par la Cinémathèque française.

Un pont entre l'Expressionnisme et le Nouveau Cinéma Allemand

En 1979 sort sur les écrans Nosferatu, fantôme de la nuit, réalisé par Werner Herzog. Il s’agit du remake du film de Murnau. Après la guerre, pendant quelques décennies, le cinéma allemand connaît un véritable vide culturel et les réalisateurs comme Werner Herzog, Fassbinder… qui vont marquer le renouveau du cinéma allemand, ne peuvent se référer qu’à des modèles cinématographiques d’avant la guerre, tels Pabst, Lang ou Murnau. Ces réalisateurs apparaissent donc comme une génération spontanée, sortie du néant. C’est pourquoi avec ce film, Werner Herzog a voulu créer un pont entre l’Expressionnisme des années 20 et le Nouveau Cinéma Allemand, et combler en quelque sorte le trou béant qui a marqué le cinéma de l’après-guerre en Allemagne. Il ne veut ni réactualiser ni rajeunir le film de Murnau et il travaille comme ces copistes du Moyen-Âge qui réécrivaient un autre texte sur un parchemin dont le premier texte avait été effacé, cherchant assez souvent à recomposer les plans exacts du film original. La séquence d’ouverture du film, mise en musique par le groupe Popol Vuh comme un cauchemar funèbre, instaure dès le début une atmosphère pesante. Cette séquence a été filmée en plans fixes et en longs travellings par Werner Herzog lui-même au Musée des Momies de Guanajuato au Mexique, où un grand nombre de corps de victimes d’une épidémie de choléra, survenue en 1838, figées dans l’horreur de la douleur et de la mort sont exposés. Les ténèbres de la mort à laquelle appartient Nosferatu sont posées dès les premières images puisque, aussitôt après, Lucy (Isabelle Adjani) se réveille en hurlant. Dans la réalisation de son film, Werner Herzog, comme Murnau, se montre d’une précision maniaque. Chaque cadre est composé, chaque éclairage travaillé, chaque couleur soigneusement choisie. Mais ce qui hante tout le film, c’est le jeu de l’acteur, Klaus Kinski, que le réalisateur a choisi pour être Nosferatu et qu’il connaît bien pour avoir déjà tourné avec lui. Werner Herzog a demandé à Klaus Kinski de se glisser dans la peau de Max Schreck et d’occuper le même espace cinématographique que dans le film de Murnau, à la manière d’un palimpseste médiéval. En reliant ainsi le passé et le présent, il a offert au personnage une véritable immortalité. En même temps, il doit constamment contrôler son acteur qui veut jouer son personnage avec l’excès qu’on lui connaît, comme l’incarnation violente du Mal. Mais ce que Werner Herzog voit dans la personnalité de Klaus Kinski, ce n’est ni sa folie ni sa fureur mais bien plutôt sa douleur, sa solitude, sa fragilité. Et en insufflant au personnage de Nosferatu toute la tristesse cachée de l’acteur, il a fait du vampire une créature inoubliable.

Un monstre contaminé par l'amour

Avec Nosferatu, Werner Herzog met en scène un nouvel avatar de l’être souffrant qui est au cœur de son cinéma, avec des personnages comme Aguirre, Bruno, Gaspard Hauser, et il en offre dans ce film une version limite. Nosferatu, monstre contaminé par l’amour qu’il ressent pour Lucy, devient l’exclu ultime, exclu du monde et exclu du temps, et il va se détruire pour un rêve d’amour. « L’absence d’amour est la pire des souffrances », dit le vampire qui, dans le film de Werner Herzog, n’est plus seulement un monstre assoiffé de sang mais un être tragique souffrant de douleur et de solitude. Pour accompagner l’arrivée du bateau de Nosferatu, Werner Herzog a choisi la musique de Wagner prenant alors le contrepied de la musique associée au vampire, non pas la destruction et la mort mais bien plutôt la naissance, l’aube, l’éveil, et dans une ville ravagée par la peste, c’est à un festin à la Bruegel qu’assiste, médusé, le spectateur, une fête des morts joyeuse et folle. Et d’ailleurs le cinéaste, emporté par son élan, modifie la fin du roman de Bram Stoker. Il transforme Jonathan (Bruno Ganz), le mari de Lucy, en vampire et il le lâche à son tour sur le monde ! Si Werner Herzog a fait œuvre de copiste par rapport au film de Murnau, il a aussi réalisé une œuvre personnelle : la séquence d’ouverture et la fin du film en sont la preuve indubitable. Si la ville était libérée du Mal dans le film de Murnau, dans le film de Werner Herzog, le Mal est transmis par le personnage de Jonathan qui devient vampire et la malédiction est marquée du sceau de l’éternité. En tout cas, est-ce parce qu’il est à la fois le remake du film de Murnau et en même temps une œuvre très personnelle que ce film a marqué la rupture entre la critique et le réalisateur ? Petite anecdote : Werner Herzog interprète dans son film la personne qui enfonce son pied dans le cercueil et a son orteil mordu par un rat… Faut-il y voir une allégorie de l’éclipse et de l’incompréhension dont son œuvre a été la victime ?

Catherine Félix

Cinéfil n°62 - Octobre 2020