Le film de Youssef Chahine, Gare centrale, avance comme un train, au rythme d’un train, il s’arrête, s’emballe, ralentit, repart, change d’aiguillage et avance inexorablement vers la tragédie finale. Ce film est une tragédie qui respecte la règle des trois unités si chère au théâtre classique français et qui concentre en elle l’essentiel du tragique. Unité de lieu : la gare, comme un corps multiple qui vibre et tourbillonne. Unité de temps marquée par cette horloge sur laquelle se fige à plusieurs reprises la caméra. 

L’aiguille du cadran conduit-elle le spectateur du matin au soir, de la lumière du jour à l’obscurité de la nuit, ou n’est-ce qu’une illusion pour annoncer que le destin est en marche et que personne n’y échappera ? Unité d’action centrée autour d’un triangle amoureux, le Boiteux, le Syndicaliste et la Belle. Mais le film déborde largement ce cadre et c’est tout un peuple qui s’agite dans cette gare : une jeune fille qui voit son amoureux partir et qui ne peut lui dire adieu, des hommes choqués de la liberté affichée des femmes, des musiciens dans un wagon, des ouvriers qui se battent pour exister contre un patron sans pitié, et surtout ces femmes magnifiques qui n’ont pas la langue dans leur poche, qui sourient, qui rient, qui courent et rusent pour échapper à la police, qui se battent pour gagner quelque argent et qui incarnent une magnifique sensualité, une magnifique liberté. Elles sont l’incarnation de la vie, face aux hommes au visage dur, prisonniers de pulsions qu’ils refusent. La frustration sexuelle est un des thèmes importants du film et ce n’est pas pour rien que Youssef Chahine a choisi une gare où sans cesse circulent des trains, comme décor de son film.  Le Boiteux découpe dans des catalogues des photos de femmes pulpeuses aux postures aguichantes, qu’il cloue sur les murs de l’espèce de cabane dans laquelle il vit. Il aime la Belle et il veut la posséder. Il l’épie, il la pourchasse sans cesse et ne pouvant la posséder, son désir d’amour devient désir de mort. Entrer le couteau dans le chair de la Belle, ultime possession, Éros et Thanatos, ou quand la victime devient bourreau. À ce propos, le Boiteux est le personnage le plus riche du film, le plus ambivalent aussi. Il est un objet de moqueries de la part des hommes, de la part de la Belle aussi, même si elle est capable de lui témoigner de la compassion, voire de la tendresse. Il supporte sans rien dire, gardant au plus profond de lui-même la violence des humiliations dont il est victime. Et soudain il devient un prédateur redoutable et sa violence refoulée explose, entraînant tous les personnages dans une ronde infernale jusqu’au moment où le marchand de journaux réussit à l’apaiser en lui faisant vivre par le rêve la réalisation de son amour pour la Belle. Mais le rêve se brise dans la camisole de force qui enferme le Boiteux pour toujours dans la folie. Est-il donc esclave celui qui court sans cesse ? Tous les personnages du film sont toujours saisis en mouvement comme s’ils cherchaient en vain à échapper à une société corsetée qui les emprisonne dans un destin inéluctable, le Fatum des Anciens. La gare, lieu de départs et d’arrivées, se révèle être finalement une prison.

Catherine Félix

Cinéfil n°64 - décembre 2021