Deux courts, un moyen et un long métrages. En moins de deux heures, il est possible de voir dans son intégralité l’œuvre cinématographique de Jean Vigo, mélange sans égal d’audace poétique, de créativité visuelle et d’engagement politique. La ressortie des films en version restaurée a permis de retrouver avec le même bonheur Zéro de conduite que les Studio programmaient au début du mois d’octobre.

Le parcours de cinéaste de Jean Vigo est celui d’un autodidacte passionné, d’un jeune spectateur qui devient cinéphile puis fonde un ciné-club avant d’envisager de passer lui-même derrière la caméra. Il en achète une en 1929 pour tourner son premier court-métrage, À propos de Nice, dans lequel se trouve déjà tout ce qui fera la force et la beauté de son cinéma : une manière de réalisme poétique plus proche de Dada que de Carné, une approche volontairement artisanale de la pratique cinématographique qui autorise toutes les audaces visuelles, le rejet de toute forme d’autorité, ce pouvoir illusoire qui corrompt celui qui l’exerce et dégrade celui qui le subit. Son deuxième court-métrage, Taris ou la natation (1931), est consacré au nageur multi-champion de France Jean Taris. En 1933, il réalise Zéro de conduite, et, l’année suivante, son seul long-métrage et ultime création : L’Atalante, interprété par Jean Dasté, Dita Parlo et Michel Simon. Lors de sa sortie, élie Faure le décrira comme un film « tourmenté, fiévreux, regorgeant d’idées et de fantaisie truculente, d’un romantisme virulent, bien que constamment humain », résumé parfait de l’univers du cinéaste. D’une santé depuis toujours fragile, Jean Vigo meurt le 5 octobre 1934 à Paris où, vingt-neuf ans plus tôt, il avait vu le jour.

Un film “antifrançais”

Tourné aux studios Gaumont des Buttes Chaumont et au Collège de Saint-Cloud, Zéro de conduite, initialement intitulé Les Cancres, évoque la vie d’un groupe de jeunes collégiens livrés à des professeurs malsains ou des surveillants sadiques (et vice versa). Parmi les élèves, un trio de copains, Colin (Gilbert Pruchon), Caussat (Louis Lefebvre) et Bruel (Constantin Kelber), bientôt rejoint par Tabard (Gérard de Bedarieux), un nouveau au pensionnat, décident de se rebeller et d’organiser la révolte des enfants. Œuvre fortement autobiographique, de l’aveu même de Jean Vigo, le film fit l’objet, après sa première projection corporative d’une réception peu enthousiaste de la part des exploitants, journalistes et invités de la production qui y assistèrent. Le public français quant à lui n’eut pas la possibilité de se faire sa propre opinion puisque la commission de censure, présidée par le dramaturge Edmond Sée, refusa de délivrer un visa d’exploitation, sans que le motif exact de cette décision soit très clairement précisé. Une quasi-rumeur laissait entendre que le film avait été jugé “antifrançais”. Une autre prétendait qu’une directive du gouvernement aurait été envoyé aux membres de la commission pour leur demander d’interdire le film avant même qu’ils ne l’aient vu. Il faudra attendre novembre 1945 pour que la censure soit levée après que le distributeur Henri Beauvais eut déposé une demande de visa qui lui fut accordé sans la moindre hésitation.

À la vision de Zéro de conduite se devine aisément ce qui put, à certains, y sembler “antifrançais”, mais se perçoit plus clairement encore l’absence de volonté du réalisateur dans ce sens. Certes, les institutions en prennent pour leur grade, comme dans la scène de la fête de l’école où, pour l’inévitable chamboule-tout, les boites de conserve empilées ont été remplacées par des notables, curé, préfet et autres représentants de l’état, auxquels se mêlent de ridicules mannequins de carnaval. Pour autant ces cibles sont visées non parce qu’elles représentent la France mais parce qu’elles incarnent l’autorité. Et plus précisément l’arbitraire autorité que les adultes se croient autorisés à exercer sur les enfants. Il est certain que Vigo, dont l’élève Tabard est une sorte d’alter ego fictionnel, a souhaité à travers son film régler ses comptes avec une institution scolaire au sein de laquelle il avouait lui-même avoir souvent souffert. Il l’est plus encore qu’il ait voulu clamer ses convictions libertaires, comme son père, Eugène Bonaventure Vigo dit Miguel Almereyda, mort en prison dans des circonstances obscures qui laissent fortement soupçonner un crime d’état, l’avait fait, avant lui, dans La Guerre sociale ou Le Bonnet rouge, journaux anarchistes dont il fut le directeur.

L’arbitraire autorité des adultes

Les adultes de Zéro de conduite sont vils : le sournois surveillant général (Blanchar) vole en douce le chocolat des élèves ; le dégoulinant et libidineux professeur de chimie (Léon Larive) s’autorise des gestes déplacés ; le surveillant “Pète-sec” (Robert Le Flon) ne connaît pas d’autre mesure éducative que la punition ; quant au directeur (Delphin), nain arrogant qui sert aux élèves des « mon petit » hautains et met son chapeau melon sous cloche comme s’il s’agissait des bijoux de la couronne, il ne sait voir dans une amitié enfantine un peu trop intime à son goût qu’une “vicieuse relation contre-nature”. Seul échappe à cette galerie d’infâmes le surveillant Huguet (Jean Dasté), doux rêveur maladroit qui fait des acrobaties en salle d’étude, croque ses collègues dans des caricatures qui s’animent comme par magie, joue au ballon avec les élèves placés sous sa surveillance, imite pour les faire rire la démarche de Charlot et fait passer ses désirs personnels avant ses devoirs professionnels. Chargé d’encadrer une promenade hors les murs du collège, il lui suffit de croiser une séduisante passante pour que, oubliant sa mission, il se lance à sa poursuite et entraîne dans son sillage une horde de gamins hilares. La différence principale entre Huguet et ses collègues est là : s’ils sont rendus méprisants et cruels à force de frustration accumulée, lui a su conserver l’innocence de l’enfance. Non pas l’innocence de celui qui se retient tant bien que mal de commettre ce qui lui a été désigné comme un crime mais celle de celui qui ne considère tout simplement pas le plaisir comme un péché. L’innocence de celui que les aberrantes injonctions sociales et le souci de respecter des convenances tyranniques n’ont pas encore contraint à faire le deuil de sa liberté.

Dès la première scène du film, il n’y a qu’à assister, pour s’en convaincre, aux retrouvailles de Caussat et Bruel dans le compartiment du train qui les ramène, après les vacances, vers le collège. L’un sort une mini-trompette dans laquelle il souffle, non avec sa bouche, mais avec sa narine ; l’autre gonfle des ballons qui, tenus contre son torse, sont l’objet de lascives et ravies caresses ; tous deux sortent de leurs poches des cigares gros comme des barreaux de chaise qu’ils allument illico de concert. Leur imagination facétieuse ne connaît pas plus de limite que la spontanéité avec laquelle ils donnent libre court à leur moindre désir. Ils sont libres, de cette liberté dont Bakounine écrivait en 1882 dans Dieu et l’état : « La liberté de l’homme consiste uniquement en ceci qu’il obéit aux lois naturelles parce qu’il les a reconnues lui-même comme telles, et non parce qu’elles lui ont été extérieurement imposées par une volonté étrangère, divine ou humaine, collective ou individuelle, quelconque ».

« Merde ! »

Ce qui fait la force si singulière et si galvanisante de Zéro de conduite, c’est que son propos, empli de cette liberté-là, totale, inconditionnelle, est porté par des images qui le sont tout autant. Vigo réalisateur ne se prive d’aucun effet, au risque du grotesque ou de l’amateurisme que certains n’hésiteront pas à lui reprocher. À tort. Qu’importe qu’une image soit floue, qu’un raccord soit faux, si l’émotion porte. À un ami qui lui conseillait de couper certains plans risquant de lui attirer des ennuis (la suite des évènements lui donnera raison), Vigo répondit qu’il n’avait pas le temps. Souffrant depuis des années de problèmes respiratoires, il savait ses jours comptés et devait profiter d’une vie dont il devinait la fin prématurée. Zéro de conduite est ainsi un film de l’urgence, celle du sursitaire tout autant que celle du révolté. Un film qui n’a pas le temps de s’embarrasser de réserve et de compromis. Un film qui dit « merde ! » à la bien-pensance et au conformisme, avec la même virulence que l’élève Tabard à son professeur. Un film qui, 90 ans après sa réalisation, demeure un joyau d’anarchie pure.

Gaston Chapelle

Cinéfil n°64 - décembre 2021