Un homme en smoking se tient, seul et droit, sur le perron d’un château. Au rythme d’une valse lente, un travelling remonte, depuis ses pieds, le long de ses jambes, de son torse, jusqu’à sa tête d’oiseau, toute en plumes et en bec.

Un chien plutôt robuste vient s’asseoir près d’une jeune femme évanouie dans l’allée d’un parc aux ombres menaçantes. Sur le corps inanimé, il pose une patte protectrice.

Dans un moulin isolé, une religieuse prise au piège se défait de sa cornette et dégrafe lascivement sa robe noire. Par une trappe du plancher, elle se laisse glisser dans le courant pour échapper au mystérieux justicier qui la traque.

Au beau milieu de la nuit, sur le toit d’une maison abandonnée, une trapéziste en collant blanc et une meurtrière en collant noir s’empoignent en un furieux mais silencieux corps-à-corps.

Ces images insolites, je les ai découvertes à la fin des années 80, sur l’écran de l’Arlequin, salle du quartier latin où Claude-Jean Philippe animait les séances d’un dominical ciné-club hebdomadaire. Le nom du journaliste, dont je guettais les apparitions tous les vendredis soir à la fin d’Apostrophe sur Antenne 2 (nos lecteurs infra-cinquantenaires auxquels cette référence échapperait sont invités à consulter leurs ascendants ou internet), m’avait attiré là tout autant que celui de Georges Franju, cofondateur de la Cinémathèque française et réalisateur de Judex. Je n’avais vu alors aucun de ses films mais les photos du Sang des bêtes, des Yeux sans visage ou de Thomas l’imposteur, croisées dans les livres et les revues, m’avaient fait placer le cinéaste très haut dans ma liste des œuvres « à découvrir d’urgence ».

La vision de Judex a plus que comblé mes attentes. Le réalisme fantastique des images, toutes en noir charbonneux et blanc étincelant ; le rythme du récit, avec ses coups de théâtre dignes des romans-feuilletons et ses rebondissements à la sauce Grand-Guignol ; l’hommage, plein de mélancolie et d’inventivité, aux serials de Louis Feuillade ; la candeur évanescente d’Édith Scob dans le rôle de la fausse orpheline au cœur pur ; la sensualité vénéneuse de Francine Bergé dans celui de l'aventurière sans scrupule, tout dans Judex m’a instantanément bouleversé. Instantanément et durablement. Car si Judex n’est peut-être pas le film que je trouve le plus audacieux ou le mieux réalisé, c’est celui qui m’est resté le plus constamment fidèle.

Lors des trente dernières années, je l’ai vu et revu plus d’une vingtaine de fois, sans m’en lasser, toujours avec le même plaisir, la même fascination, la même émotion. Non pas une émotion renouvelée, mais la même. Exactement.

Il peut arriver qu’un film se bonifie dans le souvenir qu’il me laisse. Parfois, au contraire, une nouvelle vision altère le charme que je gardais de tel autre. L’effet produit par certains évolue au cours des années ou au gré des échanges que je peux avoir avec d’autres spectateurs. Judex, lui, est toujours là où je l’espère. Il ne me déçoit jamais, me ravit sans faillir, me réconforte comme un doudou (nom commun – objet fétiche, à vocation potentiellement transitionnelle, procurant un réconfort psychologique, généralement confectionné dans un matériau souple et doux de type peluche).

Olivier Pion

Cinéfil n°65 - janvier 2022