Classique parmi les classiques, Sunset Boulevard reste sans doute, 70 ans après sa sortie, l’une des plus saisissantes observations du cinéma par le cinéma. Par la virtuosité de son scénario tout autant que le choix et la prestation de ses interprètes, il invite le spectateur dans les coulisses d’Hollywood en brouillant délibérément les frontières entre le mythe et sa représentation.

Le film de Billy Wilder a rendu inoubliable le personnage de Norma Desmond, cette star du muet célèbre et adulée, qui, avec l’arrivée du parlant, est devenue une star oubliée et déchue, vivant dans un monde figé dans le passé, comme si le temps s’était arrêté à l’apogée de sa gloire. Étrange mise en abyme : le personnage est joué par Gloria Swanson qui fut elle-même une des plus grandes stars du cinéma muet hollywoodien avant de sombrer dans l’oubli. Le personnage fictif s’enrichit et se nourrit de la vie de l’actrice à tel point que c’est le film de Billy Wilder en 1950 qui permettra à Gloria Swanson de faire un retour magistral sur les écrans et qui la rendra éternellement célèbre.

Billy Wilder inscrit à d’autres moments la réalité au sein même de la fiction, en particulier quand Norma Desmond se rend aux Studios de la Paramount pour rencontrer Cecil B DeMille, persuadée qu’il est intéressé par le scénario de Salomé qu’elle lui propose. C’est le metteur en scène en personne qui l’accueille sur le tournage réel du film qu’il est en train de réaliser. Tout est vrai et tout est faux ! Illusion parfaite du réel.

Autre mise en abyme, autre schizophrénie, celle qui entoure le maître d’hôtel, joué par Erich Von Stroheim : il est le maître d’hôtel de Norma Desmond qu’il entretient dans l’illusion de sa gloire passée mais il fut aussi son mari et le réalisateur qui a fait d’elle une star. Et quand on sait qu’Erich Von Stroheim fut aussi un réalisateur de talent blacklisté par les Studios hollywoodiens, le film gagne encore plus en profondeur et s’enrichit de toutes ces strates qui se superposent les unes aux autres.

Un autre personnage s’insère dans le film entre le personnage du maître d’hôtel et l’actrice, le scénariste Joe Gillis, interprété par William Holden, et bien qu’il soit un pur personnage de fiction, il participe lui aussi de la mise en abyme propre au film de Billy Wilder.

Déjà sa première apparition est celle d’un cadavre qui flotte dans la piscine d’un riche manoir de Beverly Hills. La séquence qui ouvre le film est d’une surprenante originalité car ce cadavre parle et se raconte. Billy Wilder sort là la voix off des conventions narratives des Studios hollywoodiens ! En effet la voix off du mort qui va accompagner, comme il se doit, le récit en flash-back, sera aussi une voix in puisqu’elle sera la voix du scénariste bien vivant dans toutes les scènes du retour en arrière. Les deux voix se côtoient, se frôlent, se superposent presque dans un scénario parfaitement maîtrisé.

Changement d’aiguillage

Si le scénario du film est parfaitement maîtrisé, ce n’est pas le cas des scénarios du personnage de Joe Gillis qui sont refusés systématiquement par les producteurs. Ce n’est pas non plus le cas du scénario fleuve de Norma Desmond que Joe Gillis est chargé de réécrire ! La mise en abyme s’approfondit encore !

Le personnage du scénariste est d’une grande richesse psychologique et il gagne en complexité tout au long du film. D’abord il apparaît comme un flambeur qui vit au-dessus de ses moyens. Il est le propriétaire d’une somptueuse automobile dont il n’arrive pas à payer les traites et qu’il cache pour qu’elle ne lui soit pas confisquée par ses créanciers. Il n’hésite pas à s’humilier pour obtenir de l’argent auprès de producteurs qu’il connaît. En vain, car il n’est rien d’autre qu’un scénariste raté ! Il s’enfuit au volant de sa voiture et s’ensuit alors une course poursuite avec deux agents chargés de récupérer ce bien précieux. Un pneu éclate et il trouve refuge sur Sunset Boulevard dans un manoir qu’il croit abandonné. Une séquence de film noir qui vient compléter la séance d’ouverture ! Mais le film ne sera pas à proprement parler la recherche de l’assassin, comme le voudraient les codes du genre !

Il est accueilli par une voix de femme et pris pour le croque-mort attendu pour les funérailles d’un chimpanzé ! Changement d’aiguillage ! La voix se fait femme et apparaît Norma Desmond dans toute son illusoire splendeur. Par un de ses tours dont seul le destin est capable, elle a besoin d’un scénariste pour retravailler le scénario qu’elle écrit et dont elle sera bien sûr la vedette, Salomé.

Joe Gillis accepte ce rôle, tout en mesurant la nullité du travail qui l’attend mais il s’y attelle et le voilà devenu gigolo ! Il accepte l’argent de Norma Desmond, ses cadeaux et s’installe dans cette villa poussiéreuse et figée dans le passé. Il n’y est pas prisonnier, il pourrait partir mais il reste, plein de mépris malgré tout pour le rôle de gigolo qu’il joue et qui le fait tomber si bas ! Il fuit la villa de Norma Desmond quand elle lui révèle son amour mais il revient quand il apprend qu’elle a fait une tentative de suicide. Responsabilité ? Faiblesse ? Lâcheté ? Intérêt ? Qui est-il réellement ? Il s’échappe chaque nuit pour aller écrire un scénario avec une jeune scénariste dont il est amoureux. Et les scénarios se superposent les uns aux autres comme s’il lui fallait fuir la réalité, se fuir ! La réalité le retrouve quand le flash-back est terminé et qu’il est à nouveau cadavre flottant dans la piscine. La mise en abyme est terminée : Joe Gillis, de ses yeux morts, regarde vers le fond !

Mais il ne sera pas dit que l’illusion s’arrêtera avec la mort du scénariste. L’actrice reprend le pas et son arrestation par la police, filmée comme une séquence de cinéma où elle se croit redevenue une grande actrice, sera une dernière illusion, une dernière mise en abyme entre l’illusion de la réalité et la réalité.

Catherine Félix

Cinéfil n°66 - Mars 2022