Dans Vorge contre Quinette, Jules Romains imagine Paris traversé par un long serpent clandestin de 365 appartements communicants. Pour favoriser le complot ou l’adultère, pour échapper à la police ou à l’agoraphobie, on pouvait aller d’une extrémité à l’autre sans presque jamais sortir à la lumière du jour.

J’ai passé deux semaines d’un mois août des années 80 à circuler dans une version modeste de cet agencement : un réseau de salles de cinéma, qui dessinait dans le centre de Paris un jeu de points à relier, duquel je ne sortais que contraint par les nécessités de passage d’un film à l’autre. Cette quinzaine-là, j’ai vu 33 films dans presqu’autant de salles et ne m’exposait aux rues de la ville que de loin en loin, le métro jouant le rôle des couloirs secrets et des souterrains qui permettaient aux protagonistes de la fable prestigieuse* écrite par Jules Romains de sillonner Paris en toute discrétion.

J’ai donc vécu cet été-là un épisode de cinéphilie aiguë, presque une expérience de déréalité, tellement je passais d’un univers à l’autre : des rues de New York (Taxi Driver) aux confins du cosmos (Planète interdite), du désert de sable (Lawrence d’Arabie) à la forêt amazonienne (Aguirre, la colère de Dieu).

C’est à la conjonction de ce dernier film et d’une cage mal fermée que je dois l’anecdote qui suit.

Vous qui l’avez vue, souvenez-vous de la scène finale… Sur la musique lancinante de Popol Vuh, le conquistador Lope de Aguirre se retrouve seul sur un radeau de fortune dérivant sur l’Amazone. Il est entouré des cadavres de ses soldats transpercés par les flèches des Indiens cachés dans la jungle. Aguirre soliloque, il veut découvrir l’Eldorado, prendre Trinidad à la Couronne d’Espagne, puis le Mexique, puis le continent et fonder « la dynastie la plus pure qui soit ». Sa soif de pouvoir sur les hommes et la nature sera impitoyablement vaincue par les forces de l’univers. C’est là qu’arrivent les singes, une nuée de petits sapajous capucins, derniers témoins de son délire de conquête, qui investissent le radeau et, en sautillant, accompagnent Aguirre sur le fleuve indifférent.

En quittant la salle du Châtelet-Victoria, un attroupement de badauds sur l’avenue, au pied d’un arbre, attire mon attention. Comme eux je lève la tête et vois, cramponné aux branches, comme sorti du film de Herzog, un petit singe capucin tout affolé !
C’est que le Châtelet-Victoria était tout proche du quai de la Mégisserie, bien connu dès le XVIIIe siècle et encore aujourd’hui pour ses boutiques où l’on vend toutes sortes de plantes et d’animaux ; le pauvre singe s’en était échappé et avait trouvé refuge là, dans les branches d’un platane.

Tout imprégné à l’époque par le surréalisme, je n’étais pas amateur de solutions faciles ; j’ai préféré voir dans cette pétrifiante coïncidence comme un débordement de la fiction sur le monde réel.

Le petit singe fut récupéré par les pompiers et remis dans sa cage loin de l’Amazonie.

*Ainsi nommait André Breton cet épisode de Vorge contre Quinette dont l’argument, d’après lui, aurait été inspiré à Jules Romains par Aragon.

Pierre Rolet

Cinéfil n°68 - novembre 2022