La mort pour l'art : étude du ballet chromatique

      Tourné en technicolor trichrome – procédé mis au point par Herbert Kalmus en 1932, permettant de filmer en couleur grâce à une caméra entraînant trois négatifs en même temps, l'un étant sensible au rouge, l'autre au bleu et un autre au vert - en 1947, après Colonel Blimp (1943) et Le Narcisse noir (1947), Les Chaussons rouges a, selon Bertrand Tavernier, révolutionné la représentation de la danse au cinéma. En effet, on se souvient du véritable « ballet cinématographique », qui marque une déchirure au milieu du film entre les ambitions et le destin de l'héroïne, par la rencontre prodigieuse entre la musique, la danse et la peinture, synthétisés dans l'art cinématographique.

      D'une durée de dix-sept minutes, ce ballet a été considéré par Michael Powell comme un champ d'expérimentation technique et narrative : utilisation de plusieurs caméras, jeu sur la vitesse de défilement des images, filtres colorés, effets spéciaux...

      Tout cela contribuant à la création d'un univers onirique qui s'exprime à travers une sensibilité artistique proche du surréalisme, de l'expressionisme et du cubisme. Michael Powell misait la réussite de son entreprise sur cette séquence du ballet, et à l'échelle du film, sur l'utilisation novatrice de la couleur au moment de l'âge d'or du procédé technicolor trichrome. Il avait donc choisi Hein Heckroth, peintre allemand émigré en Angleterre, comme directeur artistique, lui attribuant la responsabilité des costumes et des décors. Le choix n'est pas anodin puisque Heckroth peint littéralement l'intégralité du film : il inventait les décors sur toile, puis consultait le chef opérateur Jack Cardiff – qui est resté fidèle à Michael Powell sur tous ses films, expliquant la continuité esthétique du réalisateur - pour retranscrire rigoureusement ses choix de couleur et de lumière sur le plateau. Le choix du studio par Powell lui permet de construire une esthétique aussi éloignée que possible de la réalité pour cet anti-naturaliste virulent. Ce travail a porté ses fruits puisque Hein Heckroth reçut en 1949 l'Oscar de la meilleure direction artistique pour un film en couleur.

      Michael Powell suit de près toutes les étapes du film et encourage ses collaborateurs à toutes les audaces techniques. L'exubérance chromatique de la séquence du « ballet cinématographique freudien » – selon l'expression du réalisateur – s'inscrit dans cette prise de position.

      En effet, dès lors que l'héroïne enfile les chaussons rouges, le décor prend vie et couleur, reflétant l'enthousiasme du personnage à l'acquisition de ces chaussons tant désirés. Mais l'explosion chromatique dénote également l'excès et déjà la tragique démesure d'une passion pour la danse qui causera la perte de Vicky Page : métaphore de « la mort pour l'art », présente dans le conte d'Andersen dont le ballet est adapté : Les Souliers rouges.

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      L'étude de la composition chromatique de la séquence du ballet présenté à l'opéra de Monte Carlo permet de montrer comment les choix esthétiques participent du spectaculaire du film. Le lien inextricable établi entre la couleur, le mouvement et la musique, autorise alors à parler d' « orchestration » de la couleur.

      Les jeux de lumière, nécessairement artificiels, doivent mettre en valeur les danseurs. Les chaussons rouges de Vicky Page, interprétée par la danseuse Moira Shearer, offrent un contraste chromatique avec le blanc de sa robe et les tons les plus clairs du décor. Ils s'allient au rouge de la chevelure de l'actrice et permettent de focaliser l'attention du spectateur sur les pas de danse – on sait qu'à l'époque du technicolor trichrome les actrices rousses étaient privilégiées, la pellicule étant particulièrement sensible au rouge de leurs cheveux. La couleur rouge symbolise également le désir et le danger, les chaussons de danse étant pour le personnage l'image d'un monde dont l'accès lui est interdit par son milieu social et ses parents. Et dès lors que la danseuse possède les chaussons rouges, qu'elle échange par un trucage cinématographique contre ses chaussons blancs, symbole de pureté juvénile, elle se retrouve aliénée : les chaussons mènent la danse. Ce tragique s'exprime à la fin du ballet, lorsque la danseuse, gisant sur le sol, blessée, demande à son fiancé de lui retirer les chaussons, dont la couleur répond aux taches de sang qui colorent son collant blanc : la censure et les critiques de l'époque ont condamné le film pour ce plan jugé « sanguinolent ».

      Dès le début de la séquence, la rapidité de la musique suggère déjà cette aliénation en imposant un rythme soutenu à la jeune fille, tandis que le ruban bleu clair qu'elle porte dans ses cheveux connote son innocence ; cette insouciance étant également renforcée par les autres personnages de la scène, vêtus de tons pastel qui traversent furtivement l'arrière plan dynamisant l'atmosphère joyeuse.

      Par opposition, le personnage du cordonnier, Lioubov, interprété par le grand danseur Leonide Massine, est caractérisé par la couleur noire, connotant la sorcellerie et la magie noire : on retrouve ici la patte d'Heckroth à travers cette référence à l'expressionnisme allemand par les jeux de lumière, de perspectives et par la composition même de ce personnage. Bondissant vers la caméra – et changeant par là-même la valeur de plan, devenant le seul personnage à être cadré en gros plan – il expose au spectateur son sortilège, versant du sel sur un mouchoir noir.

      Puis à mesure qu'il accomplit un tour sur lui-même, le décor change : le bleu clair du ciel devient un bleu nuit, les guirlandes multicolores – rappelant celles des bals musettes peints par les impressionnistes – s'illuminent une à une et colorent le décor de rue de tons orangés. Les ombres qui se reflètent sur le sol accentuent par contraste la blancheur de la robe de Vicky et créent une atmosphère inquiétante, le spectateur se retrouvant même plongé dans l'obscurité : les mains du cordonnier viennent recouvrir l'objectif de la caméra et le champ devient presque noir.

      Puis, le spectacle chromatique reprend place, Vicky se faisant porter par des danseurs dont les costumes à rayures de couleur se répondent. Elle traverse un décor recouvert de carrés en plastique transparent colorés – rose, violet, orange – mais l'atmosphère est plus sombre et la musique plus tragique, et ces fragments colorés tombent en pluie sur la scène, provoquant une véritable explosion de couleur. La chute de ces carrés colorés est soulignée par le ralenti choisi par Jack Cardiff, qui a élaboré une technique pour varier la vitesse d'enregistrement des images.

      Le décor est devenu désert et les seules touches de couleur sont celles des morceaux de plastique jonchant le sol grisâtre. Le ballet devient alors pour la danseuse le lieu onirique où se reflètent ses angoisses et ses passions contradictoires, et on comprend l'expression de Powell « ballet chromatique freudien ».

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      A l'apogée du technicolor, le traitement de la couleur dans Les Chaussons rouges se veut donc radicalement original, pictural et spectaculaire. Une esthétique que l'on retrouve par exemple dans les comédies musicales de Vincente Minnelli – séquence finale d'Un Américain à Paris, lorsque Gene Kelly se transporte d'un tableau animé à un autre, sous l'égide de Toulouse-Lautrec – Révolutionnaire à plus d'un titre, ce film avait également l'audace d'affirmer aux lendemains de la seconde guerre mondiale que l'on ne devait pas mourir pour sa patrie, la liberté ou la démocratie, mais pour l'art. Une exaltation des couleurs jusqu'à saturation et mort.

Manon Billaut