À propos de Babi Yar. Contexte de Serguei Loznitsa

Babi Yar, c'est un ravin situé à quelques kilomètres au nord-ouest de Kiev, peut-être était-ce, à l'origine, un site naturel remarquable. C'est devenu le symbole de l'horreur absolue dont la seule évocation nous fait frémir.

Les 29 et 30 septembre 1941, les Nazis (le sonderkommando 4a de l'Einsatzgruppe C) avec l'aide de bataillons du régiment de police et de la police auxiliaire ukrainienne ont abattu, sans la moindre résistance de la population locale, 33 771 juifs.

Comment réaliser un film sur une telle tragédie ?

Serguei Loznitsa a d'abord pensé à une fiction mais a finalement opté pour l'utilisation d'images d'archives sans aucun commentaire, documentant l'occupation allemande en Ukraine en 1941, la reconquête territoriale par l'armée rouge et le procès de Kiev en 1946. Il replace le massacre dans le contexte historique à l'aide d'archives en grande partie inédites, notamment des films amateurs de soldats allemands.

Nous assistons, médusés, à l'entrée des troupes nazies dans la ville de Kiev acclamées par un peuple enthousiaste, Hitler étant salué comme le libérateur d'une population martyrisée par Staline.

Cette même population acclamera les soldats soviétiques lors de la reconquête deux ans plus tard. Loznitsa exhume les images des dernières exécutions publiques de Kiev : la pendaison de 12 criminels de guerre nazis devant une foule de 20 000 habitants déchaînés. Sur les quelques 700 participants au massacre, seuls 12 ont été condamnés pour ce crime.

Le film se décline en trois parties.

La première partie montre l'arrivée des troupes allemandes en Ukraine après l'offensive contre l'URSS en Juin 1941. Images tremblées en noir et blanc sans aucune voix off, seuls quelques cartons explicatifs permettant de situer dates et lieux. Aucune image du massacre à proprement parler mais, surgissent quelques photos couleur montrant des amas de vêtements des victimes au bord du ravin. Sur d'autres images on devine les corps massacrés.

La deuxième partie relate le retour de l'armée soviétique en 1943 sur ce même territoire.

La troisième partie nous donne à voir et à entendre les témoignages glaçants de quelques rescapés de cette Shoah par balles. Témoignages recueillis lors du procès conduit par les soviétiques en 1946.

L'un d'eux me hante. Celui d'une femme qui raconte avoir sauté dans le ravin avant qu'une balle ne l'atteigne. Tombée sur les corps massacrés, elle restera, de longues heures durant, immobile, trompant la vigilance des soldats et réussira à s'extraire du charnier en rampant la nuit venue.

État de choc, sidération, à la limite de la nausée.

À chaque évocation de la Shoah une question revient : comment est-ce possible ? Comment des êtres humains peuvent-ils atteindre un tel degré d'inhumanité ? On a dit « plus jamais ça » Et pourtant !...

Images, témoignages portés à l'écran, le cinéma a ce pouvoir de nous bouleverser, pour ne pas oublier et transmettre cette mémoire aux générations futures, quand il ne restera plus aucun témoin vivant.

Les dernières images du film, en couleur cette fois, révèlent le travail d'enfouissement du ravin à l'aide de boues industrielles. Désir d'effacement d'un lieu de sinistre mémoire ?

Aujourd'hui un boulevard périphérique, des immeubles, des arbres, des terrains de jeux ont définitivement tout occulté.

Il a fallu attendre 1991, date d'inauguration du 50e anniversaire de Babi Yar pour qu'un monument destiné à la mémoire des victimes juives soit érigé.

Le film de Serguei Loznitsa est un film remarquable et essentiel dans la lignée de Shoah de Claude Lanzman et Belzec de Guillaume Moscovitz (présenté aux Studio en 2005).

Les images parlent d'elles-mêmes, quelques cartons suffisent, un texte de Vassili Grossman extrait de son essai L'Ukraine sans les Juifs vient en souligner l'impact : « Lorsque la mémoire s'efface, lorsque le passé projette son ombre sur le futur, le cinéma est la voix qui peut exprimer la vérité. »

Babi Yar. Contexte, film documentaire du réalisateur ukrainien Serguei Loznitsa, a été projeté au cours de six séances au mois d’octobre aux cinémas Studio.

Jacqueline Mahler

Cinéfil n°68 - novembre 2022