Dites-moi tout ce qui vous vient à l'esprit.
Dr Constance Petersen
La vision dans un demi-sommeil du dernier film de Quentin Dupieux, Daaaaaalí, nous a donné envie de retracer succinctement les rapports entre Salvador Dalí et le cinéma, en nous concentrant sur un film d’Alfred Hitchcock auquel il a collaboré et dans lequel la psychanalyse joue un rôle important : La Maison du Docteur Edwardes.
De son propre aveu, ce qui était pour Dalí le plus important dans un film était qu’on ne puisse rien en comprendre, comme en rêve, ajoutait-il, à moins de disposer d’une méthode de décryptage. De plus, ce qu’il appelait la rhétorique du cinéma était pour lui une « abomination » et il souhaitait que la caméra reste « clouée comme un Christ ». En conséquence, hors les débuts héroïques avec Buñuel et la séquence onirique du film de Hitchcock dont nous parlerons plus loin, le cinéma dalinien est resté confidentiel, voire à l’état d’esquisses : scénarios avortés pour les Marx Brothers, Fritz Lang ou Walt Disney et quelques films expérimentaux avec Robert Descharnes ou Jean-Christophe Averty.
L’âge d’or du chien andalou
Les débuts de Dalí au cinéma furent conjoints avec ceux de Luis Buñuel ; le premier fut co-scénariste et l’autre réalisateur d’un court-métrage fameux, sorti à Paris en 1929 : Un chien andalou.
Dans son autobiographie (1), Buñuel raconte la genèse de ce premier film : « En arrivant chez Dalí, à Figueras, invité à passer quelques jours, je lui racontais que j’avais rêvé, peu de temps auparavant, d’un nuage effilé coupant la lune et d’une lame de rasoir fendant un œil. De son côté il me raconta qu’il venait de voir en rêve, la nuit précédente, une main pleine de fourmis. Il ajouta : « et si nous faisions un film, en partant de ça ? »
Œil, lune, rasoir, main, fourmi… Tout cela fait un cadavre exquis bien dans l’air du temps surréaliste des années 30.
Buñuel et Dalí remirent ça l’année suivante avec L’Âge d’or : combats de scorpions, vache alitée, aveugle malmené, enfant tiré à vue sous les yeux indifférents de bourgeois en réception, Christ sortant d’une orgie ; « film injurieux pour la patrie, la famille et la religion » s’exclama l’archevêque de Paris qui avait bien compris.
L’Europe s’embrasant pour d’autres raisons, l’un et l’autre s’exilèrent outre-Atlantique, Buñuel au Mexique, Dalí aux États-Unis.
Freud et Dalí sont dans un bateau
En 1909, accoudé sur le bastingage du paquebot George-Washington qui entrait dans le port de New-York, Sigmund Freud, invité par la Clark University pour une série de conférences, aurait dit à ses compagnons de voyages, Jung et Ferenczi : « Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste. »
En 1941, Salvador Dalí eut, dit-on, une parole similaire quand, fuyant l’Europe en guerre et invité par Hollywood, il débarqua aux États-Unis pour y rester pendant 8 ans : « J’arrive couvert d’un miel empoisonné. », aurait-il déclaré en face de la Statue de la Liberté.
Après l’arrivée de Hitler au pouvoir, les États-Unis devinrent une terre d’accueil pour les psychanalystes chassés d’Europe par les nazis qui considéraient la théorie freudienne comme « science juive ». Ainsi, les USA devinrent un foyer de propagation de la peste psychanalytique, et ce fut en partie par Hollywood que le grand public en fut contaminé. Dans les années 40, de nombreux films auront en effet recours à la psychanalyse dans leurs scénarios pour justifier des motivations inconscientes de leurs personnages.
Citons L’Étrange Rêve (Charles Vidor, 1939), Le Secret derrière la porte (Fritz Lang, 1947) ou La Fosse aux serpents (Anatole Litvak, 1948), tous films plus ou moins irrigués par la psychanalyse dont elle enrichira les résolutions classiques des films à énigmes : qui a fait quoi et pourquoi ?
… et rencontrent Alfred Hitchcock
Le maître du whodunit (2), Alfred Hitchcock, installé à Los Angeles depuis 1939, tournera La Maison du Docteur Edwardes (Spellbound) en 1945, un des exemples les plus manifestes de l’utilisation des théories freudiennes à des fins narratives. La psychanalyse y est traitée de façon explicitement didactique et sitôt après le générique, un carton liminaire expose l’intention du film : « Notre histoire a pour sujet la psychanalyse, méthode par laquelle la science moderne traite les problèmes psychologiques des patients. » (3)
Rappelons brièvement l’intrigue : le Dr Constance Petersen (Ingrid Bergman), psychanalyste, travaille dans une institution psychiatrique dirigée par le Dr Murchison (Leo G. Carroll). Ce dernier, mis à la retraite, doit céder sa place au jeune et brillant Dr Edwardes (Gregory Peck) qui se signale d’emblée par une conduite étrange. Le Dr Petersen comprend qu’il s’agit en fait d’un usurpateur, un certain John Ballantine, souffrant d’amnésie et d’un lourd complexe de culpabilité, étant persuadé d’avoir tué le vrai Dr Edwardes.
Constance, éprise du bel énigmatique, va s’attacher à comprendre sa pathologie et lui faire retrouver la mémoire, ce qui lui permettra, au dénouement, de démasquer le véritable meurtrier du Dr Edwardes, le jaloux Dr Murchison qui voulait conserver la direction de sa clinique, puis de convoler avec un John enfin débarrassé de ses envahissantes névroses.
Une séquence de rêve est l’épisode central du film. C’est par son analyse, et celle de son rêveur, que se résoudra l’énigme par le Dr Petersen et son vieux professeur, le Dr Brulov, interprété par un acteur avec accent et barbiche très germaniques (un Russe toutefois, Michael Tchekhov, neveu du dramaturge).
Pour mettre en images cette séquence, le maître du suspense sollicite le surréaliste le plus célèbre de l’époque, ce dernier toujours prêt à offrir du bon miel à la bonne mouche au bon moment et au bon endroit — ainsi résumait-il la recette de son succès. L’œuvre du peintre catalan étant nourrie par sa propre lecture de l’œuvre freudienne (4), Dalí avait prévu, pour créer l’iconographie du rêve de Ballantine, de puiser abondamment dans son propre réservoir d’images : pianos à queue suspendus au plafond, Ingrid Bergman nue en Diane de plâtre, le corps recouvert de fourmis, etc.
David O. Selznick mit fin à cette débauche de moyens par crainte de la censure et du coût exorbitant du projet.
Il reste toutefois cette fameuse séquence d’environ 2 min 30, interrompues à deux reprises par des plans qui renvoient le spectateur à la situation d’énonciation (Ballantine dans le cabinet de psychanalyse, écouté avec attention par les docteurs Petersen et Brulov) et aux premiers éléments interprétatifs. Elle adopte la forme d’un récit rétrospectif de Ballantine. Sur une bande sonore composée de sa voix off et d’une musique mystérieuse, on y voit un œil en gros plan découpé aux ciseaux, une jeune femme court-vêtue qui déambule parmi des joueurs de cartes, un sept de trèfle, la chute d’un toit d’un homme barbu, un homme masqué qui lâche une roue déformée, l’esplanade pentue d’une pyramide où Ballantine est poursuivi par une ombre ailée.
Contenu a priori inintelligible pour le spectateur, comme Dalí, souvenons-nous, souhaitait que soit un film. De plus, de violentes ruptures d’échelles, des perspectives déformées, des éclairages fortement contrastés contribuent à l’inquiétante étrangeté du spectacle.
Devant l’énigme qu’est ce rêve, le spectateur est aussi désorienté que Ballantine mais la psychanalyse, en une version très simplifiée, permettra de décrypter le travail du rêve et ses opérations de figuration, de condensation et de déplacement. Commencé lors du récit du patient, le travail d’interprétation du rêve va occuper les vingt dernières minutes du film au cours desquelles le contenu manifeste va peu à peu laisser place au contenu latent : la jeune femme court-vêtue, c’est Constance ; l’homme barbu qui tombe d’un toit est le Dr Edwardes ; Le Sept de Trèfle est le nom du restaurant où le Dr Murchison a donné rendez-vous à son rival ; la paire d’ailes le long de la pyramide symbolisent le lieu du crime, une piste de ski de la Gabriel Valley, etc. Cette démarche d’identification menée par les docteurs Petersen et Brulov ressemble fort à celle des policiers ou des détectives classiques des films noirs (interprétations de signes au départ énigmatiques) et sa fonction est identique : révéler un coupable. L'interprétation des rêves est la voie royale qui mène à la connaissance de l'inconscient mais aussi à la résolution de l’énigme criminelle.
En 1966, lors de ses entretiens avec Hitchcock (5), François Truffaut lui avouera avoir trouvé le film décevant ; selon le cinéaste français, « une enquête policière et une enquête psychanalytique ne peuvent guère s’additionner. » De fait, La Maison du Docteur Edwardes ne sera pas considéré comme un film majeur du cinéaste, peut-être parce que le recours aux théories freudiennes reste trop élémentaire. « Je voulais seulement faire le premier film de psychanalyse », a déclaré Hitchcock à Truffaut ; ce ne sera pas le dernier puisque sa filmographie comprendra plusieurs autres thrillers psychotraumatiques : Les Amants du Capricorne (1949), Vertigo (1958), Psychose (1960) ou Pas de Printemps pour Marnie (1964).
Toujours est-il que la rencontre entre Freud, Hitchcock et Dalí aura été l’occasion pour Hollywood de mériter son surnom de « Dream Factory ».
1 - Mon dernier soupir, 1982
2 - Le whodunit, ou whodunnit, est la contraction de « Who [has] done it? », littéralement : « qui l’a fait ? »
3 - Cette perspective fut d’ailleurs encouragée par le producteur David O. Selznick, qui souhaitait promouvoir la psychanalyse et désigna sa propre analyste, May E. Romm, comme consultante technique.
4 - Explicitement revendiquée : « À l’époque surréaliste, je voulais créer l’iconographie du monde intérieur — le monde du merveilleux — de mon père Freud. »
5 - Le Cinéma selon Alfred Hitchcock, communément surnommé le « Hitchbook ».
Valentine Lanvin
Cinéfil n°72 - Avril 2024