Je me souviens c’était durant l’hiver 1975. Étudiant cinéphile à Paris il est naturel, le Film Français en main, de repérer un tournage en préparation et de rallier sa maison de production pour s’immerger dans l’ambiance d’un film le temps d’une figuration.
Joseph Losey tourne Monsieur Klein. Le film est notamment produit par Alain Delon qui en est l’acteur principal. La distribution annonce entre autres Jeanne Moreau et Michel Aumont. C’est pour le moins tentant.
Conservant un souvenir émerveillé du Messager, je rameute une copine et un copain étudiants pour savoir s’ils veulent faire partie de l’expédition. D’un bon rapport au demeurant puisque rétribuée environ 500 francs la journée.
L’affaire est d’une simplicité encourageante. 18e arrondissement parisien, dans les locaux d’Adel Productions, rue Francoeur, nous voici tous les trois devant quelques documents à renseigner, dans une effervescence orchestrée par une directrice de casting dont nous ne savons pas qu’il s’agit de Margot Capelier.
Une grande séquence de foule est en préparation. Il faut essayer des vêtements, des chapeaux. Et rallier quelques jours plus tard la « Cipale », la piste municipale de Vincennes, vélodrome niché au cœur du bois du même nom (vélodrome dont j’apprendrai plus tard qu’il a servi de site olympique en 1900 et en 1924). J’ai des visions des Cracks d’Alex Joffé.
Losey va tourner dans ce lieu les séquences d’un regroupement de Parisiens raflés par les Allemands durant l’Occupation. La rafle du Vel d’Hiv dans un autre lieu.
Aux aurores le froid est mordant. Nous sommes très nombreux. Des montagnes de portants remplis de vêtements et d’accessoires. Chacun sa silhouette. L’habillage sous les barnums. Chemises, pantalons, chaussures, manteaux. Un chapeau ou pas de chapeau.
Une étoile jaune.
Durant une journée ou deux peut-être, le souvenir est flou, ce fut cette double sensation fort agréable d’être aux premières loges d’un spectacle et d’en être un peu un acteur (de complément).
Sympathique durant les pauses de croiser Michael Lonsdale et Jean Bouise devisant, de regarder Pierre-William Glenn faire à moto des tours d’une piste qui avait vu quelques années auparavant, à plusieurs reprises, l’arrivée du Tour de France cycliste.
Surprenant – ou pas – de ressentir l’effervescence au sein de cette foule de figurants à la moindre apparition d’Alain Delon entouré d’une flopée de techniciens, habilleuses, maquilleuses. L’idole sortie de l’écran est bel et bien en chair et en os dans cet espace partagé. La tension est palpable. On est dans l’idée d’une Rose Pourpre du Caire avant l’heure.
Les autres vedettes, non négligeables, de cette séquence furent les deux tribunes du vélodrome de Vincennes. De type « Eiffel » elles datent de la fin du 19e siècle. Leurs longs bancs en bois, leurs structures métalliques ouvertes à tous les vents, en font un cadre certes peu confortable mais idéal pour assister à toute la chorégraphie du tournage.
J’avais pris la décision, regrettable si l’on veut se voir par la suite dans le film, de rester tout en haut des gradins pour apprécier en grand angle tout ce spectacle. Losey avait l’idée d’évoquer en un même lieu, ce lieu, la rafle, sa logistique, policiers et bus à plateforme, l’appel des raflés par ordre alphabétique (ma mémoire résonne encore de cette voix dans les haut-parleurs du vélodrome), la déportation.
Le lendemain, mes deux amis bénéficièrent chacun leur tour d’heureux concours de circonstances.
Insatisfait de l’éloignement de notre poste d’observation par rapport à l’action la plus centrale du film, « là où ça se passe vraiment », mon ami était inquiet de ne pas se voir dans le film. Il décida d’aller se « coller » en contrebas à Delon pour se retrouver à l’écran. Il fendit la foule nombreuse et ne lâcha plus les basques de la star lors des nombreuses prises. Mon ami est dans le film.
Mon amie quant à elle bénéficia d’une longue étreinte d’Ivry Gitlis qui lui trouvait une bouille sympathique. Gitlis devait interpréter sur ce tournage le rôle d’un violoniste raflé qui voyait son instrument détruit par un policier français après avoir essayé de jouer au milieu de la foule. Gitlis s’emportera contre des figurants rigolards leur reprochant un manque de sérieux alors que plusieurs violons d’étude étaient fracassés lors des répétitions. Il explosa : « On ne casse jamais impunément un instrument de musique fût-il bon marché. Il a une âme lui aussi. Et surtout on ne rit jamais à cette mort ».
Losey ne conservera pas cette scène déclarant plus tard que son ambiance Violon sur le toit détonnait plutôt.
Voilà pour mon souvenir.
Une année plus tard, toujours en manque d’argent de poche, je me retrouvais vociférant « mort aux juifs » au milieu d’une foule agrippant les grilles en fer du Palais de Justice de Paris, à destination d’un Jean Topart interprétant Zola lors du tournage d’Émile Zola ou La Conscience Humaine réalisé par Stellio Lorenzi.
Au passage, autant qu’il m’en souvienne, je n’ai jamais vu Monsieur Klein.
Philippe Lafleure
Cinéfil n°72 - Avril 2024