Toutes les semaines, à la Cinémathèque, il est possible de voir des classiques ou des raretés mais aussi de débattre et d’échanger autour des films présentés. La projection de Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958) a inspiré à l’un de nos lecteurs un texte que nous avons souhaité partager dans les pages du Cinéfil.
5 paires : 2 hommes (des amis comme ceux de Voltaire qui se garde de ses ennemis) ; 2 femmes (la 3e est une ombre, un fantôme) ; 2 automobiles (une anglaise et une américaine comme les films d’Hitchcock) ; 2 ponts et 2 tours.
4 morceaux choisis : chez Midge (5e à 10e minute) ; de la baignade à Golden Gate au séchage chez Scotty (39e à 51e) ; comme on se retrouve (devant chez Scotty, 53e à 55e) ; baignade interdite (le baiser, 60e à 62e).
3 mots : cantilever, acrophobie et coit.
Ce que j’ai vu et entendu :
Chez Midge, Mouchette en Bresson, amoureuse, aimable et mal aimée, Scotty, il a une canne alors que lui n’est pas tombé du toit (chutes de toit, de pont et de tour), souffre d’acrophobie (provoquée par le travelling compensé inventé par Hitchcock) ; le mot, préféré à vertigo, est répété dix-sept fois dans le film, acro c’est l’extrémité, le bout, l’acrocéphalie c’est une tête en pain de sucre, pas une tête de nœud. Scotty, curieux, demande ce qu’est ce truc qu’il pointe du bout de sa canne, objet et mystérieux et banal, Midge lui répond que tous les grands garçons le savent mais précise : cantilever. C’est éclairant. Il y a trois sortes de ponts : le pont avec une clef de voûte inventé par les Étrusques et copié par les Romains, le pont de fils, suspendu comme nous le sommes par le maître du suspense, et le pont cantilever (poutre, corbeau, console, encorbellement), le plus simple, un arbre tombé en travers d’un fossé. Le secret du cantilever est dans la raideur. Confondre ces ponts est imbécile. Le malheur de Midge est, pour moi, affaire de raideur.
À la fin de la baignade, Scotty range madame Madeleine dans la belle auto, coupe… et on se retrouve chez Scotty. Où est passé le chapeau qu’il a lancé avant de sauter dans l’eau ? Dans le lit, chez Scotty, Madeleine a-t-elle un pyjama ?
Devant chez Scotty, Madeleine apporte une lettre, ni fleurs ni vouvray, et rentre chez elle, interrompue, prise à revers par Scotty qui était allé acheter un chapeau. Madeleine justifie les retrouvailles par un repaire, la tour. Pour situer un point sur un plan, il en faut trois autres non alignés ; si vous donnez rendez-vous à Paris là d’où l’on voit la tour Eiffel, vous attendrez longtemps. La tour ne s’appelle pas Eiffel mais Coit, l’américain se passe du tréma, c’est un très joli nom pour une tour. Une dame, Lillie Hitchcock Coit, c’est pas du cinéma, a commandé l’érection d’une tour, en l’honneur des pompiers de San Francisco qui se jettent dans l’eau et dans le feu pour sauver ceux qui y sont tombés, et qui méritent qu’on les honore en érigeant des tours ou en achetant des calendriers.
Dernier morceau choisi, sans paroles, au bord de la mer, ni plage ni falaise mais c’est rudement raide, Madeleine descend vite ; il la suit malgré l’acrophobie, les pensées ne sont pas sous-titrées, « Flûte ! elle va encore se fiche à l’eau, encore un chapeau », et non, ils sont arrêtés face à face, la mer derrière, de plus en plus près, ça fait pschittt, ça gicle, ça jaillit ça déferle. Ohhh !!!
Une tour et un pont mineurs dont les noms éclatent éclairent ; une tour et un pont majeurs, des plongeoirs.
L’idée d’Hitchcock, dans Vertigo, c’est que pour ne pas porter le chapeau il faut le lancer ; je ne sais le traduire en anglais.
Certains se passent des sous-titres, des bons, d’autres sont inattentifs ou nuls. Le restaurateur (sous-titres) a inventé une faute jamais faite. Je l’ai corrigée. Les lieux de débat sont rares. Les Bouvard et Pécuchet, les hitchcocks ne manquent pas pour couper la parole. Les noms propres font parfois un drôle de bruit. Kafka entendait dans le sien le cri d’un oiseau de mauvais augure, choucas en tchèque. Il tenta de s’en débarrasser en le refilant à ses héros, enfants de papier Samsa ou K. Il fut trahi par son ami Max Brod à qui il avait demandé de détruire son œuvre ; trahi comme Gavin par Scotty et Scotty par Gavin.
Patrick Caillot
Cinéfil n°72 – Avril 2024