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Volcans, dinosaures et bikinis

Quand paraîtra ce numéro de Cinéfil, cela fera un an à peu près que Raquel Welch (1940-2023) nous aura quittés. On se souviendra d’elle pour, notamment, deux films : Le Voyage fantastique (Richard Fleischer, 1966) où, en combinaison blanche et moulante, elle prenait place à bord d’un sous-marin microscopique injecté dans un corps humain, et celui qui va nous occuper ici : Un million d’années avant Jésus-Christ.

Âges farouches

En décembre dernier, j’étais à Lanzarote, île volcanique des Canaries dont la morphologie aride de western métaphysique (1) a attiré de nombreux cinéastes : parmi d’autres, Werner Herzog, Pedro Almodóvar ou Chloé Zhao (2) ; l’épisode USS Callister de la série Black Mirror (2017) utilise ses paysages de roches magmatiques ; et aussi toute une flopée de films requérant des décors lunaires ou préhistoriques.
C’est notamment sur cette île que fut tourné en 1966 par le cinéaste britannique Don Chaffey un film de la Hammer : Un million d'années avant Jésus-Christ.
Comme l’indique son titre vertigineux, l’action du film se situe dans un passé lointain de l’humanité : Tumak (John Richardson), troglodyte échevelé au poil noir, banni de la Tribu des Rocs par un conflit de chefferie, erre dans des paysages désolés, échappe en grognant à diverses créatures géantes : iguane, araignée et tortue sanguinaire. Il est recueilli sur une plage lointaine par les femmes blondes et court-vêtues d’une peuplade plus civilisée, la Tribu de la Mer. On y connaît les peintures pariétales, les rites funéraires, les bijoux en coquillages et même une langue rudimentaire — toutes choses ignorées par le rustre Tumak. Notre homme des cavernes prend peu à peu sa place au sein de cette tribu pacifique et, le film ne s’embarrassant d’aucune vraisemblance paléontologique, y gagne le respect en sauvant une enfant attaquée par un allosaure. La belle Loana (Raquel Welch) s’éprend de sa farouche virilité. Quelques péripéties encore : rencontre avec des hommes-singes belliqueux ; combat entre dinosaures ; guerre tribale avec les brutes cavernicoles qui viennent chercher noise à leur ancien compagnon ; jalousies, univers impitoyable, etc. Une éruption volcanique de grande ampleur aplanira soudain ces querelles ; de nombreux membres des deux tribus meurent sous les éboulements (3). Une fois le calme revenu, Tumak, Loana et les survivants des deux clans se retrouvent dans un paysage en ruines. Tous partent — maintenant unis — vers de nouveaux horizons.

Dinosaures animés

Oui, Un million d’années avant J.C. est un nanar. Ou plutôt ressemble rétrospectivement à un nanar, compte-tenu de la profuse filmographie où se côtoient êtres humains et dinosaures et parmi laquelle nombre de films souffrent d’effets spéciaux médiocres ou obsolètes.
L’apparition conjointe d’humains et de dinosaures dans une même image de cinéma remonte à 1914 (Brute Force - D. W. Griffith, 1914) et culmine aujourd’hui avec la franchise Jurassic World. Pour les réunir, l’ingéniosité des scénaristes a eu recours à différents artifices : explorations de mondes perdus (King Kong, 1933), recours à la science génétique (Jurassic Park, 1993), voyages dans le temps (65 : La Terre d'avant, 2023) ou — c’est bien sûr le cas de notre film d’aujourd’hui — anachronisme sans scrupule. Quel que soit l’argument retenu, il faut convenir que beaucoup de ces films, notamment depuis les années 70, relèvent de la catégorie « nanar ».
Il n’est ni dans notre propos ni dans nos moyens de travailler ici la notion de nanar ; contentons-nous d’une définition liminaire dénichée sur le site spécialisé « Nanarland, le site des mauvais films sympathiques » : « Le terme "nanar" est employé par certains cinéphiles pour désigner des films particulièrement mauvais qu'on se pique de regarder ou d'aller voir pour les railler et/ou en tirer au second degré un plaisir plus ou moins coupable. Soit, selon la définition d'un amateur, un navet tellement navet que ça en devient un dessert. »
Cette dimension « drôle car mauvais » s’applique plutôt bien à Un million d’années avant J.C. Ce qui soustrait toutefois notre film à la nanarderie intégrale est que sa production est loin des standards de la série B ou Z. De plus, le film bénéficie du talent de Ray Harryhausen, le titan des effets spéciaux (4) de l’époque, expert de la « Stop Motion », technique d’animation qui consiste à filmer une figurine image par image et à créer ainsi l’illusion du mouvement. Ses dinosaures sont certes moins crédibles depuis l’arrivée de l’ère numérique mais ils conservent un charme du « pour de faux » qui permettent une réjouissante suspension du jugement.

Vénus anadyomène

L’autre effet spécial, c’est Raquel Welch elle-même.
Sur l’île de Lanzarote il y a, dans un paysage façonné par les puissances élémentaires, par la lave et l’océan, une lagune dont l’eau d’un vert vif contraste avec le sable noir qui l’entoure. C’est dans les eaux de ce « Lago Verde » qu’une scène du film nous dévoile la belle Loana en naïade d’avant le Déluge, qui s’ébat et sort de l’eau, présentant face caméra son corps magnifiquement galbé et humide.
Raquel Welch est ici une Vénus anadyomène (« sortie des eaux »), motif courant dans l’art occidental et dont le cinéma s’est servi bien des fois (5). Son bikini en peau de bête — qui semble être, parmi ses compagnes, son apanage exclusif — restera dans la mémoire pop de l’époque.
C’est d’ailleurs un atout majeur de la promotion du film que son affiche originale, avec une Raquel Welch en pin-up paléolithique, ne manquera de souligner, reléguant au second plan les autres vedettes de la distribution, les dinosaures.
Dans son film Les Évadés (1994), Frank Darabont en signifiera le statut d’icône sexy en plaçant l’emblématique affiche dans la cellule de son personnage, après celles de Rita Hayworth et de Marilyn Monroe, sex-symbols des décennies précédentes, pour signifier le temps qui s’écoule longuement.
Raquel Welch, « la femme la plus désirée des années 70 » selon le magazine Playboy, fut souvent réduite à son avantageuse plastique. Elle ne manqua d’ailleurs pas d’auto-dérision en intitulant son autobiographie Au-delà du décolleté (2010).
Ceux d’entre nous qui ont assisté en décembre dernier à la projection du film de Richard Lester (1973) Les Trois Mousquetaires, où elle tenait le rôle de Constance Bonacieux, pourront se souvenir aussi de son jeu d’actrice, dont elle disait avec humour : « Je sentais que ma présence dans le monde du cinéma avait une autre signification que celle de Meryl Streep. »

1 - Selon le mot de Michel Houellebecq dans son court roman, Lanzarote (2000)
2 - Werner Herzog (Les nains aussi ont commencé petits, 1970), Pedro Almodóvar (Étreintes brisées, 2009), Chloé Zhao (Les Éternels, 2021)
3 - Stanley Kubrick placera un fugace extrait de cette péripétie du film — des hommes écrasés par un éboulement — parmi les visions d’Alex, le protagoniste ultra-violent d’Orange mécanique (1971), quand il écoute la 9e symphonie de Ludwig van Beethoven.
4 - Ray Harryhausen : Le Titan des effets spéciaux est le titre d’un documentaire (Gilles Penso. 2012) qui lui est consacré et où interviennent, entre autres, James Cameron, Steven Spielberg, Guillermo Del Toro, Peter Jackson, Nick Park ; tous laudateurs de ce maître des effets spéciaux à l’ancienne.
5 - Pour mémoire, Honey Rider/Ursula Andress dans James Bond 007 contre Dr No (Terence Young, 1962) ou Mona/Sandrine Bonnaire dans Sans toit ni loi (Agnès Varda, 1985)

Pierre Rolet

Cinéfil n°72 – Avril 2024