Librement adapté du roman homonyme de Martin Amis (2014), La Zone d’intérêt met en scène la vie quotidienne d’une famille allemande dont le pavillon jouxte l’enceinte du camp de concentration d’Auschwitz. Construit sur une esthétique visuelle et sonore aussi intrigante que dérangeante, le film de Jonathan Glazer ouvre une réflexion sur la responsabilité individuelle des personnages et renvoie le spectateur à la sienne.
Les premières images du film de Jonathan Glazer montrent une famille pique-niquant au bord d’un fleuve. Le paysage est bucolique à l’excès, l’ambiance mollement détendue. Les costumes situent d’emblée l’époque dans la première moitié du XXe siècle. La coupe de cheveux du chef de famille à la posture ostensiblement martiale suggère l’appartenance de ce dernier au corps militaire. Le dialecte germanique dans lequel s’échangent d’anodins commentaires indique la nationalité du groupe. L’esprit humain, hélas, s’abandonne volontiers aux rassurantes facilités des plus navrants a priori. La somme des indices précités impose spontanément à l’entendement du spectateur (le mien, tout au moins) le cliché facile et réducteur de la famille nazie en week-end. Il sera renforcé, sinon confirmé, par l’apparition du sigle SS sur les plaques minéralogiques des voitures que les protagonistes empruntent pour rentrer de leur escapade champêtre et regagner leur cossu pavillon. Cette gentille petite famille est celle de Rudolf et Hedwig Höss. Lui (Christian Friedel) est un employé consciencieux, de ceux qui effectuent avec zèle et rigueur la mission que leur a confiée leurs supérieurs hiérarchiques et mettent un point d’honneur à améliorer en continu les performances des services placés sous leur responsabilité. Elle (Sandra Hüller) est un modèle de femme au foyer, tel qu’il s’imposait au siècle dernier et fait de nos jours encore frétiller les élans nostalgiques des Trad Wives. Elle s’occupe des cinq enfants du couple, entretient le jardin profusément fleuri et veille à la bonne tenue de la demeure qui se trouve quasiment accolée à l’entreprise de son mari. Tout cela serait assez banal si l’Obersturmbannführer Rudolf Höss n’était autre que l’officier SS chargé d’administrer le camp d’extermination d’Auschwitz, construit par les nazis à partir d’avril 1940 à une cinquantaine de kilomètres de Cracovie. Cinq ans durant, plus d’un million trois cent mille personnes, parmi lesquelles 90% de juifs, y seront déportées ; plus d’un million cent mille hommes, femmes et enfants y seront exterminés, pour la plupart le jour même de leur arrivée, asphyxiés dans des chambres à gaz, parfois exécutés par arme à feu, les autres mourant de maladie, de malnutrition, des suites de mauvais traitement ou d’expérimentations médicales, avant que, nuit et jour, des fours crématoires réduisent en cendres leurs cadavres.
Omniprésence du hors-champ
« Même un paysage tranquille ; même une prairie avec des vols de corbeaux, des moissons et des feux d’herbe ; même une route où passent des voitures, des paysans, des couples ; même un village pour vacances, avec une foire et un clocher, peuvent conduire tout simplement à un camp de concentration. » Il est difficile, en voyant La Zone d’intérêt, de ne pas penser aux mots que Jean Cayrol écrivit en 1956 pour le commentaire du film d’Alain Resnais Nuit et Brouillard.
Du camp lui-même, n’est montré que l’extérieur : les murs d’enceinte surmontés de fils barbelés au fond du jardin, un mirador qui se dresse en arrière-plan ou l’entrée principale qu’Höss franchit à cheval. Parfois, la fumée d’un train que l’on suppose chargé de déportés s’élève dans le ciel, au loin, avant de traverser le champ de part en part. Quant à ses occupants, ils ne sont guère plus présents à l’image. L’un pousse une brouette ; l’autre surgit de nulle part pour nettoyer à la hâte les bottes que le maître de maison vient de retirer ; un troisième traverse le jardin pour retourner vers son baraquement, escorté par un kapo — et la posture des deux hommes, les courbures respectives de leurs dos, la différence de rythme de leurs pas, leurs positionnements relatifs disent, l’espace d’un plan qui ne dure guère plus de cinq secondes, les enjeux de pouvoirs qui régissent ici les rapports humains. Seuls ceux qui sont utilisés à des tâches domestiques apparaissant à l’écran. Les autres restent invisibles. À un seul moment, à l’occasion d’une promenade équestre d’Höss et de son fils aîné, s’aperçoit de manière furtive un groupe d’hommes aux trois quarts dissimulés par les hautes herbes qu’ils traversent, guidés par leurs gardiens vers quelque lieu de travail. À peine des figurants dont la présence est pointée par les invectives des geôliers, des silhouettes aux contours imprécis déshumanisées à coups d’insultes.
Il n’y a pourtant pas de volonté de dissimulation de la part de Jonathan Glazer. Tout au contraire, le camp est omniprésent et son exposition permanente bien que périphérique porte toute la tension dramatique du film. Plus encore que son image, qui disparaît dès lors que les personnages tournent la tête ou baissent les yeux, les bruits qui en sortent sont partout, tout le temps. La famille Höss, et avec elle le spectateur, sont en permanence immergés dans un environnement sonore fait de cris lointains, de plaintes, de coups de feu, mêlés dans un oppressant bourdonnement continu. Une courte scène montre ainsi Höss en contre-plongée, sans doute monté sur son cheval, le visage, nimbé d’une épaisse fumée, cadré en gros plan. Il observe une scène invisible pour le spectateur mais dont les bruits laissent deviner la nature : le ronflement d’une locomotive qui s’immobilise, le grincement d’une porte de wagon, les ordres glapis, le cri d’un très jeune enfant suivi d’un coup de feu, ceux d’une femme pareillement interrompus par une autre détonation. S’il n’est pas difficile de reconstituer le drame qui se joue hors-champ, il l’est plus de savoir ce qu’Höss, observateur impassible, en pense à cet instant.
Préserver sa zone d’intérêt
Tout mécanisme d’oppression est construit sur un schéma de responsabilités individuelles et collectives qui implique, à parts variables, ceux qui décident, ceux qui organisent, ceux qui exécutent et ceux qui subissent. Les autres, celles et ceux qui permettent au système de s’installer et de perdurer, composent la grosse masse molle de ce qu’on a coutume d’appeler “la majorité silencieuse“ qui par ignorance, indifférence ou intérêt indirect laisse faire sans protester ni réagir. Rudolph Höss est clairement un exécutant actif qui ambitionne de gravir les échelons hiérarchiques de l’extermination de masse. Il s’enorgueillit même auprès de son fils d’avoir été nommé, grâce à l’excellence de ses états de service, chef des commandants de camps de concentration. Plus tard, lors d’un coup de téléphone qu’il passe à sa femme à l’issue d’une réunion pendant laquelle s’est organisée la prochaine déportation de 12 000 juifs hongrois par jour, il est tout aussi fier d’annoncer que l’opération portera son nom. Quand Hedwig lui demande qui assistait à la réception donnée après cette journée de travail, il lui avoue n’y pas avoir prêté attention, trop occupé qu’il était à évaluer la quantité de gaz qu’il faudrait utiliser pour tuer autant de monde réuni dans une salle si haute de plafond. Si Höss fait preuve dans l’exécution des tâches qui lui sont confiées d’une grande efficacité, ce n’est pas seulement par conscience professionnelle. Il y trouve l’occasion d’assouvir un besoin pour ne pas dire un désir personnel qui dépasse la seule obéissance.
Hedwig n’est probablement pas dans une pareille disposition d’esprit mais les motivations qui la poussent à profiter, elle aussi, de la situation sont pourtant les mêmes : préserver sa zone d’intérêt. D’origine modeste, elle a « fait du chemin », pour reprendre l’expression employée par sa mère, pleine d’admiration en découvrant le lieu où vivent sa fille et son gendre, et manifestement indifférente au sort des individus qui se trouvent de l’autre côté du mur. À peine en début de visite s’est-elle demandé, avec une sorte de nonchalance glaçante, si la femme chez qui elle faisait le ménage quelques mois auparavant se trouvait à présent dans le camp. Il n’y a ni compassion ni inquiétude dans sa question, le sort de son ancienne employeuse l’intéresse moins que le fait qu’elle n’ait pas pu récupérer ses rideaux après que la famille, du simple fait qu’elle était juive, a été arrêtée et son appartement réquisitionné.
On connaît l’Histoire
Pour autant, Hedwig Höss ne tue personne. Son époux s’en charge. Elle se contente de profiter des avantages qui en découlent. En toute connaissance de cause. Quand un prisonnier lui apporte des sacs contenant des objets confisqués aux déportés, elle laisse le petit personnel se partager les broutilles et garde pour elle un manteau de fourrure qu’elle essaie avec empressement. Alors qu’elle s’admire dans le miroir, elle découvre au fond d’une poche un tube de rouge à lèvres. Elle semble hésiter. A-t-elle peur d’être contaminée par le passage d’autres lèvres étrangères avant les siennes ? Ou craint-elle de s’apercevoir que l’habit ne fait pas le moine, qu’il ne lui suffira pas d’être fardée pour changer de statut social et se défaire de sa balourde démarche ? Plus loin dans le film, contrariée par le départ inopiné de sa mère qui ne supporte pas le climat environnant, elle n’hésitera pas, passant ses nerfs sur une domestique qui n’y est pour rien, à la menacer de mort : un simple mot de sa part, dit-elle, et son mari se chargera de disperser ses cendres. Ce qui prouve, s’il en était besoin, qu’elle a parfaitement conscience et précisément connaissance de ce qu’il se passe. Elle accepte la situation, parce que son confort matériel est plus important que tout le reste. Ce n’est même pas qu’elle s’arrange avec le camp, il est la matérialisation de sa réussite et c’est d’ailleurs avec un enthousiasme hilare qu’elle annonce à sa mère le surnom que lui a donné Rudolf : la reine d’Auschwitz.
On peut accorder à Hedwig Höss, et à aucun moment cela ne saurait constituer le début d’une excuse, le fait qu’elle ne mesure peut-être pas l’ampleur de la monstruosité dont elle tire ses petits profits. « Neuf millions de morts hantent ce paysage » écrit Cayrol. Hedwig n’a pas le recul suffisant pour faire ce genre de calcul, contrairement aux spectateurs du film de Glazer. Nous savons, nous, ce qui s’est passé il y a 80 ans. Nous savons, aussi, la fragilité du souvenir attaqué par des idéologies promptes à réécrire l’Histoire. Nous savons la nécessité de connaître celle-ci, de la comprendre pour apprendre de nos erreurs et éviter de les reproduire.
Un renvoi au présent
Juste avant la fin du film, une scène montre Rudolph Höss quittant son bureau. Tandis qu’il descend un grand escalier désert, dès le premier palier, il est pris de nausées aussi brutales qu’inattendues. Il tourne la tête à droite, à gauche, cherchant à s’assurer que personne n’a été témoin de son malaise, manifestation somatique de celui qui, inconsciemment, le ronge de l’intérieur. Les couloirs sont vides, plongés dans une épaisse obscurité. Jusqu’à ce qu’une porte s’ouvre soudain. Deux femmes apparaissent, non plus en 1944 mais dans les années 2020. Elles font partie du personnel chargé de nettoyer le camp avant son ouverture aux visiteurs. Sans que rien n’explique ni n’annonce ce changement de lieu et d’époque, on les voit passer le chiffon sur les chariots qui servaient à pousser les corps dans les fours ou le balai dans les couloirs des baraquements. D’autres nettoient les vitres derrières lesquelles sont empilées des montagnes de chaussures ou de valises, autant d’objets qui marquent le passage des victimes de la barbarie des hommes. Ce qu’il restera du travail d’Höss, c’est ça : un lieu pour se souvenir, qu’il faut entretenir pour que les traces ne disparaissent pas. Le film nous invite pourtant moins à garder les yeux ouverts sur le passé que sur le présent et nous pose cette question : que choisissons-nous de ne pas voir pour préserver, comme le faisait Hedwig Höss, notre zone d’intérêt ?
Combien de fois par jour, par semaine, par mois, pensons-nous par exemple aux 3000 enfants qui dorment chaque nuit dans la rue en France ? Ou encore aux milliers de personnes qui, fuyant la guerre, la misère, les persécutions, se sont noyées en tentant de traverser la Méditerranée ? Il n’est pas question de se hasarder à des comparaisons qui n’ont pas lieu d’être et apparaîtraient, à juste titre, déplacées. « Les ruses nazies sont dépassées » écrit Cayrol. Admettons. Mais les principes sur lesquels elles trouvaient à s’épanouir n’ont pas changé. Qu’ils s’appellent égoïsme, frustration ou haine, ils permettent à l’intolérable de se perpétrer.
Si le film de Jonathan Glazer dérange à ce point, c’est parce qu’il fait raisonner à mon oreille les murmures de ma mauvaise conscience et me renvoie, encore une fois, au texte de Cayrol dont l’écho prophétique des derniers mots fait frémir : « Qui de nous veille de cet étrange observatoire pour nous avertir de la venue des nouveaux bourreaux ? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre ? Quelque part, parmi nous, il reste des kapos chanceux, des chefs récupérés, des dénonciateurs inconnus. Il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s’éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin. »
Gaston Chapelle
Cinéfil n°72 – Avril 2024