Lundi 28 novembre. La plus grande salle des Studio était pleine à craquer: la Cinémathèque projetait le film de Ettore Scola, Une Journée particulière et elle avait demandé à Jean Gili, spécialiste du cinéma italien, d'en assurer la présentation. On put alors appréhender toute la richesse artistique et les enjeux politiques de ce film antifasciste, toujours d'actualité. Tout en partageant pleinement l'analyse qui en fut faite et profitant du recul qu'offre l'écrit par rapport à des réactions orales formulées immédiatement après la projection, je souhaiterais insister sur les choix de mise en scène dans ce film.

    On retrouve dans ce film une approche caractéristique du cinéma d' Ettore Scola qui, lorsqu'il aborde un sujet historique, ici le fascisme en Italie, le décentre toujours sur une histoire particulière.

    Dans le Bal, film de 1983, il nous retrace toute la période de l'entre-deux-guerres en France à partir d'une salle de bal où se mêlent différentes personnes qui s'attirent ou se repoussent. De même, dans la Nuit de Varennes, la Révolution française, au moment crucial de la fuite de la famille royale, à Varennes, se concentre sur un voyage en voiture qui réunit autour de Casanova divers personnages comme par exemple, Rétif de la Bretonne, autre témoin de son temps.

    Ainsi le 8 mai 1938, journée historique pour les Italiens et Mussolini, le Duce, qui reçoivent en grande pompe Hitler, deux personnages que tout oppose vont se rencontrer dans une HLM, caractéristique de l'architecture fasciste, désertée par ses habitants partis assister à la parade. Antonietta, une mère de famille conditionnée par la propagande du régime et que ses multiples tâches ménagères obligent à rester à la maison, va faire la connaissance de Gabriele, un chroniqueur de la radio renvoyé pour son homosexualité et que le régime condamne au bannissement. Cette rencontre improbable, due à un hasard qui prend l'apparence d'un mainate en quête de liberté et qui conduit Antonietta à venir frapper chez Gabriele pour le récupérer, fait de cette journée, une journée particulière pour ces deux protagonistes qui vont vivre un moment d'amitié voire d'amour éphémère et prendre conscience d'eux-mêmes et des conditions de vie que leur impose ce régime dictatorial.

    Tout ce film se construit à partir de l'immeuble qui existe réellement, inauguré en 1934 par Mussolini lui-même. Le début de ce film nous renvoie à Fenêtre sur Cour d'Alfred Hitchcock construit lui aussi à partir de l'espace clos que constitue la cour intérieure d'un immeuble. La caméra de Scola comme celle d'Hitchcock débute par de longs travellings qui caressent la façade intérieure de l'immeuble, passant d'une fenêtre à l'autre et laissant deviner les vies qui se jouent derrière les vitres et les rideaux. Tous deux ont recours à des plans séquence avec profondeur de champ pour mieux délimiter un espace clos.

    Mais, si dans le film d'Hitchcock, la caméra mime le regard d'une personne que l'on va identifier, le journaliste cloué dans son lit après un accident de voiture et observe, tel un voyeur, ses voisins, dans Une Journée particulière, il en va tout autrement. La caméra multiplie les angles, passe de la forte plongée à une contre-plongée encore plus marquée, franchit les obstacles, pénètre dans les intérieurs, comme si elle ne correspondait à aucun regard humain. Elle semble plutôt désigner un pouvoir qui échappe à tout contrôle, qui fait que chaque individu ne peut s'y soustraire comme condamné à une liberté surveillée. C'est pourquoi ce matin -là, tous les locataires revêtus de leurs uniformes se rendent obligatoirement au défilé. L'immeuble se vide à l'exclusion de la concierge, gardienne de cette prison et des deux exclus de cette société militarisée.

    La séquence qui nous montre les préparatifs où chacun revêt son uniforme pour se fondre dans la foule des locataires qui descendent les escaliers de l'immeuble et se rendre sur les lieux du rassemblement, prolonge les images d'archives du prologue qui rendent compte de l'arrivée d'Hitler à Rome et de son accueil par les autorités et la population. Ainsi Ettore Scola construit le hors-champ de ce film, un hors-champ qui reste interdit à Antonietta comme à Gabriele et que désigne la radio qui retransmet tout au long du film, en voix off, la manifestation, comme pour mieux souligner la marginalité des deux protagonistes privés de sortie.

    On se rend compte alors que c'est autour de ce décor que se construit le film qui en exploite à des fins narratives les deux dimensions. Les cadrages descriptifs du début du film tracent dans le mouvement des panoramiques, les lignes horizontales et verticales à partir desquelles Ettore Scola définit une mise en scène où les personnages évoluent comme par l'effet de forces contradictoires qui les amènent tantôt à se rapprocher, tantôt à s'éloigner, et même à tenter de s'élever pour échapper à la pesanteur d'une médiocrité quotidienne qui les attire inexorablement vers le bas.

    Sous un prétexte fortuit, le prêt d'un livre, Gabriele rend sa visite à Antonietta qui lui propose un café. Pendant qu'elle le lui prépare, celui-ci découvre l'album fait de photographies et de citations de Mussolini qu'Antonietta a constitué, tel un jardin secret, dans sa naïveté de femme conditionnée par un régime et une éducation qui la condamnent à une misère sexuelle dont elle n'a pas conscience tant elle est enfouie en elle. Dans cette Italie où la politique nataliste du régime réduit le rôle de la femme à sa capacité d'enfanter, Antonietta sublime sa sexualité insatisfaite à travers le Duce, l'amant potentiel de toutes les femmes de cette époque. Cette découverte révèle à Gabriele, et à nous mêmes, toute la distance qui les sépare.

    Sa surprise est comme redoublée lorsqu'elle lui avoue comment, quatre ans auparavant, après avoir croisé sur sa route le Duce et avoir échangé un regard avec lui, elle fut si émue que le soir même elle apprenait qu'elle était enceinte de son sixième enfant, Littorio. Certes Gabriele ne peut s'empêcher d'ironiser sur la naïveté de sa voisine, néanmoins il est touché par cet aveu et comprend alors que malgré la distance qui les sépare et qui semble insurmontable, ils sont en fait proches parce que tous deux sont des êtres condamnés à vivre leur sexualité dans la misère et l'humiliation. Ce moment de rencontre et de confidence est vite rompu par la concierge, garante de l'ordre, qui vient dénoncer Gabriele pour mieux le salir aux yeux d'Antonietta.

    Les deux protagonistes se séparent alors mais se retrouvent sur la terrasse de l'immeuble, l'une pour ramasser son linge, l'autre pour rejoindre son appartement sans avoir à croiser la concierge. Ettore Scola fait passer ses personnages d'un espace confiné à un espace ouvert qui du fait de sa hauteur peut leur permettre d'échapper à la noirceur de leur condition. Tout l'espace de la terrasse est occupé par des draps blancs qui sèchent au vent, métaphore de cette liberté retrouvée même si limitée et éphémère.

    Les deux personnages se retrouvent, surmontent leur dispute et se rapprochent jusqu'au baiser pour s'éloigner sous le coup d'une gifle. Ce jeu d'attirance et de répulsion, de dispute et de confidence est mis en évidence par les cadrages. Nous passons d'un plan général à une alternance de plans serrés en champ-contre-champ. Toute la séquence est marquée par un plan récurrent où l'on voit Antonietta et Gabriele, en plan pied avec une profondeur de champ renforcée par la perspective que tracent deux draps blancs comme pour les recadrer dans ce lieu ouvert et recréer ainsi un espace intime, à l'abri du regard des autres. Cet espace ainsi recréé renforce le jeu d'attirance et de répulsion qui s'exerce entre les deux personnages et que Ettore Scola, par sa mise en scène cinématographique, va décliner. Antonietta et Gabriele tantôt partagent le même cadre comme pour mieux se rapprocher, tantôt s'excluent mutuellement comme pour souligner leur solitude et leur détresse. Antonietta, attirée par Gabriele, voit en lui le séducteur qu'il n'est pas .Ce quiproquo est renforcé par le montage en champ-contre-champ de plans isolés. Et alors qu'Antonietta se jette dans les bras de Gabriele et dépose sur ses lèvres un baiser, la caméra, au lieu de les réunir dans le même cadre, les sépare pour mieux souligner l'erreur de l'une et l'incompréhension de l'autre. Cet élan amoureux ne leur permet pas de s'unir: ils sont condamnés à la séparation. Le quiproquo se résout par la gifle qu' Antonietta donne à Gabriele.

    Cette violence en appelle une autre, celle de Gabriele qui hurle dans les escaliers, pour que la concierge entende, tous les noms péjoratifs que l'on donne aux homosexuels Cette violence nécessaire pour qu'il parvienne à dire qui il est, le pousse hors de la terrasse et le ramène vers le bas.

    Cette séparation n'est que provisoire car Antonietta poussée par une force qui prend l'apparence du remord, rejoint Gabriele dans son appartement. A son tour, sur un registre différent elle va parvenir à avouer les humiliations que son mari lui fait subir et qui ne fait pas d'elle la femme comblée, avec un mari et des enfants, que Gabriele croit qu'elle est. Les deux personnages partagent le même plan construit selon un dispositif qui renvoie à la psychanalyse. Ils se tournent le dos. Antonietta est au premier plan alors que Gabriele est rejeté en arrière plan comme pour mieux souligner la distance qui les sépare malgré la proximité que semble suggérer le cadre qu'ils partagent. Gabriele, par ses questions aide Antonietta à verbaliser sa détresse. Le jeu de Sophia Loren nous émeut. Gagné lui aussi par l'émotion, Gabriele se rapproche d'elle, provoquant un travelling avant de la caméra, à valeur mimétique, comme s'il était chargé d'exprimer l'émotion qui nous gagne.

    Alors qu'Antonietta se fait plus entreprenante, la caméra d'Ettore Scola rétablit la distance qui subsiste entre les deux personnages dans ce moment d'intimité. La scène est filmée en gros plans sur les visages des personnages qui ne partagent plus le même cadre. Gabriele semble ailleurs, le visage fermé, comme absent. La radio diffuse l'hymne germanique qui nous semble bien incongru et qui souligne combien cette relation amoureuse qui se noue semble improbable.

    Puis le son de la radio cesse. Dehors la manifestation est terminée. Les deux protagonistes se parlent. Ils ont vécu, le temps d'une étreinte, un moment heureux qui leur a fait oublier toute la grisaille de leur quotidien. Antonietta vient de découvrir qu'un acte sexuel pouvait être un moment d'épanouissement et de plaisir. Gabriele ému lui aussi, avoue cependant que pour lui rien n'a changé.

    Les acteurs se parlent sans se regarder et à nouveau ils sont cadrés séparément. A nouveau, la caméra insiste sur cette distance qui les sépare, malgré leur proximité physique et sentimentale.

    Le soir venu, les policiers emmènent Gabriele pour l'envoyer en résidence surveillée en Sardaigne. Tandis que nous le voyons descendre les escaliers, parcourant ainsi toute la verticalité de l'immeuble pour disparaître dans le noir d'un couloir, Antonietta s'écarte de sa fenêtre et s'éloigne en éteignant une à une les lampes de son appartement avant de rejoindre son mari pour un nouvel accouplement patriotique et bestial, avec la promesse d'un nouvel enfant.

    Dans cette mise en scène qui explore les dimensions du décor, le bas l'emporte sur le haut, le lointain sur le proche, Ettore Scola nous fait part de son pessimisme. L'intention du réalisateur, et Jean Gili nous l'a rappelé l'autre soir, était de faire un film sur la condition de la femme et de l'homosexuel, aujourd'hui. Le choix de situer l'action à l'époque du fascisme lui offrait un cadre exemplaire, cet effet de loupe qui est la caractéristique du cinéma lorsque ce dernier scrute la réalité. La dictature fasciste, avec ses instruments de répression, était à même de produire cette aberration optique nécessaire à la représentation cinématographique du réel. En 1977, l'Italie est une démocratie. Mais peut-on dire pour autant que les mentalités ont changé ? Les homosexuels comme les femmes sont toujours condamnés à l'humiliation malgré quelques avancées comme le droit au divorce et à l'avortement obtenus en 1974 et 1978.

    Le fascisme ordinaire, celui de tous les jours, subsiste. Sa dénonciation, par Ettore Scola, dans Une Journée particulière, prolonge celle de Pier Paolo Pasolini dont la voix s'est éteinte, deux ans auparavant, sur une route déserte d'Ostie.

Louis d'Orazio