Le passage de l'enregistrement de la réalité à la création artistique

    « Destiné à saisir « la vie sur le vif », prôné ensuite pour ses vertus didactiques, voire propagandistes, puis rejeté comme ennuyeux (« docucu ») mais revendiqué comme film d'auteur (« documentaire de création »), le documentaire semble aujourd'hui faire un retour en force... ».
(« Le documentaire et ses faux-semblants » de François Niney)

    Le catalogue de la Cinémathèque vous a proposé en début de saison trois films importants et représentatifs du genre que l'on peut qualifier comme « documentaire » : L'Homme d'Aran de Robert Flaherty (1934), Symphonie paysanne d'Henri Storck (1944) et La Terre tremble de Luchino Visconti (1948). C'est l'occasion de parler de son origine, de ses précurseurs et de ses grands courants.

    Le « documentaire », un genre cinématographique ou l'essence même du cinéma ?

    « Film didactique, présentant des documents authentiques, non élaborés pour l'occasion (opposé à film de fiction : construction, création de l'imagination) », c'est ainsi que Le Petit Robert définit le (film) documentaire, qui nous donne à voir des éléments ayant un caractère de « documents », pouvant (toujours selon Le Petit Robert) servir de preuve ou de renseignement, digne de foi. Le terme « documentaire », qui semble avoir été utilisé très tôt en France pour qualifier une scène ou un film, est devenu progressivement un nom commun désignant un type de film ne contenant aucune « fiction ». L'emploi du terme anglais « documentary » pour désigner « a creative treatment of actuality » fut utilisé en 1926 par John Grierson en parlant du film « Moana » de Robert Flaherty.

    Les premiers films de Louis Lumière, enregistrant la réalité dans son environnement professionnel (La Sortie des Usines), familial (Le Déjeuner de Bébé) et géographique (L'Arrivée d'un Train), peuvent donc être considérés comme les premiers « documentaires » de l'histoire du cinéma. Les opérateurs (cameramen) formés ensuite par Lumière ont fait de même et sans le savoir sont à l'origine des premiers « reportages » et « actualités » ainsi que des premiers montages de films (« Le couronnement du Tsar Nicolas II » tourné en 1896). Quelques années plus tard, Georges Méliès, en filmant des acteurs jouant une histoire fictive ou reconstituée (utilisant d'ailleurs les moyens du théâtre), engage le cinématographe dans le spectacle et la fiction. Les deux « genres » fondamentaux du cinéma sont alors nés.

    Il semble découler de sa définition, que le documentaire soit synonyme d'authenticité, de vérité, d'objectivité, contrairement aux films de fiction, dont le contenu « mis en scène » pourrait être sujet à caution. Lorsque l'on connaît les techniques de réalisation d'un film et les possibilités offertes par le montage, le son et les commentaires, toutes les manipulations sont possibles dans un type de film comme dans l'autre (souvenez vous du « charnier » de Timisoara lors de la chute de la dictature en Roumanie).

    Bien que chacun d'entre nous soit en mesure de différencier, à priori, un documentaire d'une fiction, qu'est-ce qui les distingue et/ou les oppose réellement ? Ce ne sont ni les modalités de conception, ni celles de réalisation et de mise en scène, où l'on peut toujours retrouver des similitudes, mais plutôt ce qui caractérise le déroulement des faits et les comportements humains : actuels et naturels (lors de leur enregistrement) dans les documentaires - imaginés, reconstitués et simulés dans les fictions. Il n'est pas rare cependant d'assister à un mélange des genres avec des documentaires comprenant une part de fiction.

    La nature du documentaire qui consiste à saisir la réalité présente a conduit tout naturellement de nombreux réalisateurs à filmer les conditions de vie et de travail difficiles de beaucoup de catégories sociales, donnant ainsi naissance à un cinéma « militant » apte à dénoncer les maux et les injustices de nos sociétés.

    Les différents types et genres de documentaires

    François Niney (toujours dans « Le documentaire et ses faux-semblants ») distingue différents types de documentaires, qui sont fonctions des modalités de tournage et de réalisation (ce qu'il appelle le « mode de tournure ») :

  • l'instantané : qui recouvre de nombreuses appellations comme le cinéma direct, le cinéma vérité, la vie à l'improviste (L'homme à la caméra de Vertov) ; il s'agit d'observer la réalité sans aucune intervention. 
  • l'interférence : proche de l'instantané où la réalité est impactée par le tournage (Chronique d'un été de RouchLes glaneurs et la Glaneuse de Varda). 
  • la pose et/ou le joué autochtone : les personnes filmées « jouent » leur propre rôle dans les actes de la vie quotidienne, sachant que dans certains cas vient s'ajouter une part plus ou moins importante de fiction (Nanouk et L'homme d'Aran de FlahertyFarrebique de Rouquier ...). 
  • la reconstitution événementielle et historique : avec interviews et commentaires de participants et de témoins plus ou moins proches des évènements (Le chagrin et la pitié d'OphulsShoah de Lanzman). 
  • le remontage : représentation d'évènements et/ou de périodes historiques à partir d'archives cinématographiques (Apocalypse Hitler programmé le 25 octobre 2011 à la TV).

    Une approche également possible par leur contenu permet d'en différencier les principaux genres :

  • les documentaires éducatifs et didactiques à caractère historique, culturel, scientifique ...
  • les documentaires informatifs comme les actualités et/ou reportages des journaux télévisés.
  • les documentaires de création dont « la mise en scène » permet de transcender la réalité.

    Les précurseurs et les grands courants documentaristes

  • Robert FLAHERTY (1884 – 1951) : d'origine irlandaise, explorateur et cartographe, véritable créateur d'une forme particulière de documentaire, supposant l'écriture d'un scénario plus ou moins développé et une certaine « mise en scène ».
  • Dziga VERTOV (1896 – 1954) : opérateur d'actualité, fondateur de la théorie du Kino-Pravda (cinéma-vérité) et du Kino-Glaz (Ciné-œil), qui expérimente les différentes formes de montage à des fins politiques et esthétiques.
  • Joris IVENS (1898 – 1989) : néerlandais, maître du documentaire militant, dans une perspective marxiste.
  • L'école britannique avec John GRIERSON (1898 – 1972) : chef de file de l'école documentariste anglaise dont les théories conservent toute leur valeur (Principes fondamentaux du documentaire) :
    « Nous croyons que la capacité du cinéma à évoluer, à observer et à sélectionner au sein de la vie même peut être utilisée comme une nouvelle et vivante forme d'expression artistique. Le documentaire filme une action et une histoire réelles ».
    « Nous croyons que l'acteur non-professionnel (ou indigène), ou l'action originale, sont les meilleurs guides pour une interprétation cinématographique du monde moderne. Ils donnent au cinéma une plus vaste matière première ».
    « Nous croyons que les matériaux et les histoires ainsi pris dans la réalité brute peuvent être plus beaux (plus réalistes au sens philosophique du mot) que le produit d'une mise en scène. Les mouvements spontanés ont une valeur spéciale sur l'écran ».
  • L'école de New York qui s'est développée à partir de 1920 avec Flaherty, mais aussi Meriam Cooper et Ernest Shoedsack et plus tard avec le groupe « Frontier film » de Paul Strand.

    Différents courants documentaristes en Europe continentale :

  • en France avec Alberto Cavalcanti, Georges Lacombe, Jean Vigo, Jean Painlevé, Marcel Carné et beaucoup d'autres.
  • en Allemagne avec Hans Richter, Walter Ruttmann, Wilfried Basse, mais aussi Leni Riefenstahl avec ses films à la gloire de l'idéologie nazie.
  • aux Pays-Bas et en Belgique avec Joris Ivens et Henri Storck.

    Pendant la seconde guerre mondiale, de nombreux documentaires de « propagande » sont réalisés par des cinéastes de renom aux USA : Wyler, Ford, Capra, Stevens, Huston, dont les films ressortent actuellement en DVD.

    Après guerre, et avec l'apparition de matériels plus légers, l'art du documentaire s'est développé dans tous les pays pour témoigner de la réalité et a contribué à influencer certains courants, comme le néo-réalisme italien et les « nouvelles vagues » européennes, avec entre autres :

  • en France, Jean Rouch, Chris Marker, Agnès Varda, Alain Resnais ...
  • aux USA, Richard Leacock, Lionel Rogosin, John Cassavetes
  • au Canada, Gilles Groux, Michel Brault et Pierre Perrault ...
  • en Angleterre, Lindsay Anderson, Karel Reisz, Tony Richardson ...

    Les documentaires aujourd'hui

    Après avoir déserté longtemps le grand écran au profit de la télévision, le documentaire (en long métrage) semble aujourd'hui prendre sa revanche. La sortie de nombreux films en salle ces dernières années (58 en 2008 et 76 en 2010 – Le Monde du 5 novembre 2011), correspond sans doute à un renouveau du genre qui s'explique par le désir de mieux connaître et comprendre le monde qui nous entoure et les évènements passés et plus récents qui s'y sont déroulés. Parmi les sorties prévues cette année, notons :

  • Octobre à Paris de Jacques Panigel et Ici on noie les Algériens de Yasmina Adi, consacrés à la répression des manifestations du 17 octobre 1961 à Paris.
  • Honk d'Arnaud Gaillard et Florent Vassault et Toute ma vie en prison de Marc Evans, à propos de la peine de mort aux USA.
  • Khodorkovski de Cyril Tuschi, qui retrace le destin et la personnalité de l'opposant russe emprisonné.
  • Qu'ils reposent en révolte de Sylvain George, sur la situation des migrants échoués à Calais.
  • Duch, le maître des forges de l'enfer de Rithy Panh, sur un des dignitaires du régime khmer rouge.

    Notre esprit cartésien nous incite à trier, classer, répertorier à des fins de compréhension et d'analyse ; mais qu'importe en réalité la classification d'un film dans tel ou tel genre. L'essentiel n'est-il pas de percevoir les émotions et les sentiments que le réalisateur veut faire partager à travers les images et la trame événementielle de son récit, le dit et le non-dit, sachant qu'il peut utiliser pour s'exprimer les matériaux de son choix : fragments de réalité brute ou illusions et charmes de la fiction.

   Avec L'Homme d'Aran, Robert Flaherty a construit un poème magnifiant le combat de l'homme pour sa survie face aux éléments naturels et témoigne d'une certaine façon des conditions de vie des pêcheurs de ces îles. Les personnages font ou refont les gestes qu'ils ont toujours eu l'habitude de faire, jusqu'à la fameuse pêche au requin qui n'est pas à mon sens une reconstitution, mais une reproduction de ce qui se faisait il y a quelques décennies. La seule reconstitution dans ce film concerne la « famille », puisque le père, la mère et l'enfant n'ont dans la réalité aucun lien de parenté.

    Avec Symphonie paysanne, Henri Stork nous propose également un poème consacré à la nature, au monde paysan et au labeur des hommes travaillant la terre et élevant des animaux. Malgré un commentaire un peu trop didactique et moralisateur (mais le film a été réalisé sous l'occupation allemande) et la « mise en scène » apparente de certaines séquences, la beauté des images l'emporte. Là aussi, ce film témoigne d'un monde et d'une époque.

    Avec La terre tremble, Luchino Visconti fusionne les deux genres : les évènements dramatiques qui s'y déroulent, auxquels participent les habitants du village, relèvent de la fiction (élaborée, construite et mise en scène) alors que les faits et gestes liés aux travaux des pécheurs, voire des maçons, relèvent du documentaire.

    Dans le registre fictionnel, avec Dersou Ouzala, Akira Kurosawa nous conte avec la même passion qu'un Flaherty, l'épopée de deux hommes confrontés à une nature hostile dans l'immensité du territoire sibérien, au cours d'une expédition cartographique.

    Alors, documentaire ou fiction ?

    Comme l'a dit en son temps Alfred de Musset, « Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse ».

Paul Neilz