Avec plus de quatorze prix et neuf nominations, Pier Paolo Pasolini s'est affirmé dans le monde du cinéma et est reconnu comme l'une des figures centrales de l'art italien. Son œuvre engagée a marqué les critiques, ainsi que sa vie mouvementée. Nous y revenons à l'occasion de la diffusion d'Œdipe Roi à la Cinémathèque.

    Pier Paolo naît à Bologne le 5 mars 1922 d'un père militaire et d'une mère institutrice, et passe son enfance entre plusieurs villes du nord de l'Italie. En 1926, il déménage avec son petit frère pour Casarsa della Delizia, village d'origine de sa mère, car son père est mis en prison pour dettes de jeu. La famille subit alors les premières difficultés financières. Même une fois la détention du père achevée, les déménagements s'enchaînent de manière continue tous les ans. On retrouve souvent cette situation de précarité dans ses films, notamment dans les deux premiers, Accattone (1961) et Mamma Roma (1962), dont le sujet ne se situe pas dans ces petites villes du Nord, mais dans la banlieue romaine qui intéressera beaucoup Pasolini. En 1929, son père est muté à Crémone. C'est là que la passion du jeune Pasolini pour la littérature débute, en se plongeant dans les livres d'occasion des bouquinistes du Portico della Morte. Son goût pour la littérature se développe à la lecture de Shakespeare, Dostoïevski, Tolstoï et des œuvres poétiques de Pascoli, Coleridge ou encore Rimbaud. Au lycée, il crée même un groupe de discussion littéraire avec quelques amis, qui perdurera jusqu'à son entrée à l'Université de Bologne dans la faculté de Lettres et Philosophie. C'est à ce moment-là que vont commencer ses publications, la première étant celle d'un recueil de poèmes Poesia a Casarsa, écrits pendant les étés passés à Casarsa dans le Frioul.

    L'épisode le plus marquant de sa vie est sans doute la mort de son frère Guido, tué à Porzûs en février 1945 par une milice de partisans pro-communistes. Ce choc plonge Pasolini dans le désarroi et marque un vrai tournant dans sa vie. Ce thème de la mort est omniprésent dans ses films et ses écrits, notamment dans son recueil d'essais, Saggi, consacré entièrement à ce thème tragique. Deux ans plus tard, il s'inscrit au Parti Communiste Italien et s'engage dans la lutte sociale des masses paysannes frioulanes. Après sa mise en examen pour détournement de mineur, il est exclu du PCI et migre avec sa mère vers Rome. C'est là que Pasolini fait les premières expériences de la misère et découvre les bas-fonds romains. Sa mère se fait embaucher comme femme de ménage, tandis qu'il devient pigiste et correcteur d'épreuves. C'est là qu'il commence à écrire son célèbre roman Ragazzi di vita, et fait la connaissance du jeune plâtrier Sergio Citti qui lui apprend l'argot et le dialecte romain. Pasolini se rapproche en effet doucement du cinéma, Ragazzi di vita étant déjà presque écrit comme un scénario.

    Finalement ce n'est donc que tardivement que Pasolini s'engage dans le cinéma, lorsque sa carrière littéraire est déjà bien avancée. Il débute comme co-scénariste avec Giorgio Bassani pour un film de Mario Soldati, La Donna del Fiume (La Fille du fleuve), 1954. Il est également le scénariste des Notti di Cabiria (Les Nuits de Cabiria) de Fellini en 1957. Or, Pasolini dit que c'est justement la déception devant le visionnage des films pour lesquels il avait écrit ou collaboré au scénario qui le pousse à passer derrière la caméra. Il assiste alors Fellini lors du tournage d'une scène de La Dolce vita (1960), et rencontre, par l'intermédiaire de son ami Bolognini, le producteur Alfredo Bini qui lui donne carte blanche pour un premier essai de réalisation.

    Pasolini déclarera plus tard qu'il était conscient du privilège que lui offrait cette marge de manœuvre : « je bénéficie d'un statut exceptionnel, du privilège inouï d'avoir toujours pu faire les films que je voulais (1) ». Il est immédiatement reconnu comme un grand réalisateur avec le succès d'Accattone, 1961, qui donne un nouveau souffle au néo-réalisme. Il sera immédiatement suivi de son pendant, Mamma Roma, 1962. Il s'intéressera ensuite à l'histoire religieuse avec Il Vangelo secondo Matteo (L'Evangile selon Saint Mathieu), 1964, film dans lequel il fera jouer sa propre mère.

    Pasolini tourne presque un film par an, mais leur qualité n'en est pas amoindrie. Il s'attaque également à divers registres : la preuve en est avec le succès de la comédie Uccellacci uccellini, (Des Oiseaux petits et gros), 1965, qui mêle réel et surréalisme et parle de la crise politique interne au parti communiste italien et se place ainsi dans la lignée des « comédies à l'italienne », dont la caractéristique principale est l'apparition d'éléments comiques sur un fond dramatique.

    Au printemps suivant, Pasolini se lance successivement dans l'écriture des scénarii de Teorema, (Théorème) et Edipo Re (Œdipe Roi), ainsi que les drames Piliade, Porcile et Caldéron. Au début du mois d'octobre 1966 il se déplace au Maroc pour étudier les lieux de tournage d'Œdipe Roi. Dès son retour, il réalise en seulement une semaine le court-métrage Che sono le nuvole ? (Que sont les nuages ?).

    Comme ses précédents films, Œdipe Roi est présenté à la Mostra de Venise mais ne rencontre pas un grand succès en Italie. En revanche, en France le film reçoit les faveurs de la critique et du public. S'inspirant de la tragédie de Sophocle pour reprendre le mythe d'Œdipe, Pasolini s'inscrit néanmoins personnellement dans le mythe en y ajoutant plusieurs éléments autobiographiques. La première scène notamment renvoie directement au vécu du réalisateur, avec l'irruption du père jaloux en uniforme militaire dans un moment de bonheur partagé entre un nouveau né et sa mère. Du XXème siècle, on est transporté dans la Grèce antique où la prophétie du fils du roi de Thèbes se réalisa.

    Destiné au meurtre de son père et à l'inceste avec sa mère, Œdipe est recueilli par la famille royale de Corinthe. Adulte, il prend connaissance de la prophétie et cherche donc à fuir cette famille de Corinthe qu'il prend pour ses vrais parents. Malheureusement, le hasard guide ses pas jusqu'à Thèbes où s'accomplira la funeste prophétie. Ce mythe est parfaitement repris par Pasolini qui choisit d'insister sur son intemporalité en ouvrant et fermant le film sur des images du monde contemporain. Dans le finale, on voit un aveugle, interprété par le même acteur que celui jouant l'Œdipe antique, guidé par un jeune garçon à travers les rues d'une ville moderne. ''Antinaturaliste'', le jeu des acteurs s'éloigne de la spontanéité des premiers films, mais retranscrit bien la fatalité de ces personnages dépassés par leur destin. Le mythe se mêle également au réalisme dans les décors, Pasolini choisissant de tourner en extérieur et exploitant avec intelligence les ruines marocaines, conférant ainsi une atmosphère mystique au film.

Manon Billaut

(1) Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, Jean Duflot, éd. Pierre Belfond, 1970